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moment un homme d’esprit et une bête, un maître et un esclave, un sage et un fou. « Savez-vous pourquoi, disait Chamfort à Mirabeau, j’ai séduit Mme  de *** ? C’est que je me suis aperçu le premier que, puisqu’elle avait changé en cramoisi le meuble bleu de son boudoir, il fallait changer avec elle le ton de la conversation. »

Les femmes du monde consultaient Chamfort comme un confesseur de l’ordre profane. « Mon fils va entrer dans le monde, lui dit un jour Mme  de Montmorin ; comment le sauver de la première traversée ? — Recommandez-lui avec ferveur d’être amoureux de toutes les femmes. »

Il avait toujours quelque chose à dire, mais il n’avait jamais rien è écrire. De son temps, il y avait déjà trop de livres ; il ne voulait pas donner au censeur royal le plaisir d’approuver une sottise de plus, Quel livre faire ? On exécute à l’Opéra le qu’il mourût de Pierre Corneille. Les gens de lettres n’ont plus qu’une ressource pour être neufs, c’est de faire danser à Noverre les Maximes de La Rochefoucauld ou les Pensées de Pascal. »

Il se contentait de répandre son esprit en menue monnaie, comme Rivarol, Rulhières et quelques autres. Il allait causer dans les salons célèbres au milieu d’un cercle de jolies femmes. C’était la manière alors de faire son feuilleton, et ce feuilleton-là, quand il était signé Chamfort, n’était pas oublié le lendemain.

Chamfort arriva à la cour par la duchesse de Grammont, qui l’avait rencontré aux eaux de Barèges et l’avait emmené à Chanteloup. On joua sa tragédie de Mustapha à Fontainebleau devant toutes les royautés par la grâce de Dieu, par la naissance, par la beauté. Le roi lui donna douze cents livres de pension ; le prince de Condé lui offrit d’être secrétaire de ses commandemens. Chamfort accepta, mais il était né libre ; à peine installé au Palais-Bourbon, il n’eut qu’une idée, celle d’en sortir, sans toutefois fâcher le prince de Condé. Il passa six mois à écrire des épîtres en prose et en vers pour faire agréer sa démission. Il avait alors quarante ans ; il devenait misanthrope ; il était gai, mais ombrageux. Il avait vu s’agiter autour de lui, sur tous les théâtres, les vanités humaines. Il avait vu beaucoup de monde, mais il n’avait pas encore découvert un homme. Il s’était étudié lui-même sans être très content de ce livre vivant qui s’appelait Chamfort. Ce fut alors qu’il se retirât à Auteuil, comme le vieux Boileau, dans la maison du satiriste, disant à ses rares amis : Ce n’est pas avec les vivans qu’il faut vivre, c’est avec les morts (c’est-à-dire avec les livres). Cependant, à peine dans la retraite, à peine eut-il secoué la poussière de ce sépulcre qui s’appelle une bibliothèque, qu’il devint amoureux. Les misanthropes qui comptent sans l’amour comptent deux fois. Chamfort avait rencontré je ne sais où, à Boulogne, une dame de la cour de la duchesse du Maine, c’est-à-dire une beauté qui comptait bien cinquante printemps. C’est encore l’histoire de Piron. Cette dame avait de l’esprit, elle avait beaucoup vu,