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traditions qui ignorent leur origine, de ces effets qui survivent à leur cause. Le musulman qui vient de bien loin chercher un tombeau dans le voisinage de l’île sacrée continue sans s’en douter la vieille dévotion égyptienne au tombeau divin d’Osiris.

Nous avons erré curieusement dans les carrières de Syène. Ces carrières sont une plaine de granit taillée à ciel ouvert pour les besoins de l’architecture et surtout de la sculpture égyptiennes. L’Égypte offre, en effet, très peu de monumens construits en granit, mais tous les obélisques, beaucoup de statues et de sphinx sont de granit et de ce granit rose particulier à Syène, d’où il a pris le nom de syénite[1]. C’est donc d’ici que sont sortis ces monolithes célèbres qui, après avoir décoré Thèbes ou Héliopolis, embellissent maintenant les places de Rome et de Paris.

On comprend comment ces masses ont pu être détachées. Des trous qu’on voit encore disposés le long d’une fente horizontale montrent par quel procédé on a séparé de la roche de grands morceaux de granit. Dans ces trous, on enfonçait les coins qui servaient à briser le roc. On voit même dans la carrière de Syène un obélisque qui n’a pas été entièrement détaché ; il est là couché sur le sol, auquel il tient encore par un côté. En contemplant ce témoignage vivant d’un travail qui a cessé depuis tant de siècles, il semble qu’on assiste à ce travail et qu’on le voie s’interrompre. On peut croire que les ouvriers, après avoir fait leur sieste, vont revenir et terminer leur ouvrage ; l’œuvre inachevée semble durer encore.

La grande affaire des voyageurs, c’est d’arranger le passage de la première cataracte. Ce fait seul, que l’on franchit la cataracte dans sa barque en remontant le fleuve, montre combien le nom de cataracte est usurpé. Les cataractes du Nil ne sont que des rapides ; en les voyant de près, ou cherche à s’expliquer les exagérations dont elles ont été l’objet dans l’antiquité et même dans les temps modernes. Selon Diodore de Sicile, personne ne saurait les remonter, à cause de l’impétuosité du fleuve qui surpasse toutes les forces humaines. Sénèque décrit un vaste précipice dans lequel le fleuve tombe avec un fracas qui fait retentir les environs ; Cicéron va plus loin, il parle de ceux qui deviennent sourds par le grand bruit que fait le Nil en se précipitant de montagnes très élevées. Les poètes de la renaissance ne se sont pas fait faute de reproduire et d’amplifier le témoignage des anciens. Politien peint à l’oreille le fracas assourdissant du Nil tombant des hautes cataractes.

Con tal tumulto onde la gente assorda
Dell’ alte cataratte il Nil rimbomba.

  1. Malgré son nom, la syénite n’est pas l’espèce de granit dominante à Syène ; ce qui caractérise la syénite, c’est l’absence de mica, remplacé par l’amphibole.