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de vent secouait dans l’eau, comme une pluie d’étincelles, des essaims de cucuyos arrachés aux feuilles qui les abritaient. Nulle étoile ne brillait au ciel à travers le dais de feuillage. Les roseaux qui froissaient en bruissant la quille du canot, le craquement des lianes pendantes accrochées par l’aviron, les hurlemens plaintifs des coyotes[1] troublaient seuls de loin en loin le silence des bois. Un quart d’heure s’était encore écoulé sans que rien vînt justifier les soupçons du pilote, quand le Jarocho laissa reposer la rame quelques instans pour reprendre haleine ; le canot, dérivant par la force du courant, se mit aussitôt en travers sur la rivière.

— Maintenez la barque en ligne droite avec le fil de l’eau, s’écria vivement le pilote ; en supposant que les hommes n’y soient pour rien, le vent peut avoir déraciné quelque arbre mort, et le choc, en nous prenant de flanc, nous ferait chavirer infailliblement ; en présentant la proue, nous pouvons du moins échapper à ce danger. C’en est un d’autant plus réel que le flot fait remonter l’eau salée jusqu’ici, et qu’il n’est pas rare que des requins accompagnent le flot.

Cet avertissement me révélait un péril que je ne soupçonnais pas, et en présence des dangers croissans de cette expédition nocturne je pensai avec plus d’amertume encore aux heures de sommeil ou de farniente que j’aurais pu passer dans mon hôtel de Vera-Cruz.

Calros ne se fit pas répéter l’avertissement et reprit son aviron avec plus d’ardeur. Nous étions arrivés à un endroit où deux berges escarpées rétrécissaient singulièrement le lit de la rivière. D’épaisses courtines de verdure pendaient de la crête des talus de droite et de gauche jusqu’à fleur d’eau, et se balançaient au vent comme des draperies flot tantes. A quelques pas plus loin, le lit de la rivière se resserra tellement, que les avirons ne pouvaient plus jouer entre les deux bords, et ce ne fut qu’à l’aide d’un crampon de fer accroché aux lianes que le pilote put faire surmonter au canot la rapidité du courant. Bientôt un plus large espace, au sortir de cet étroit canal, permit aux rameurs de reprendre l’aviron, mais les bords de la rivière, en s’élargissant, s’exhaussaient aussi en proportion. Des rochers élevés, lentement creusés par le courant, surplombaient au-dessus de l’eau comme l’arche d’un pont brisée par le sommet. Sous ces voûtes sonores, chaque coup d’aviron éveillait un écho retentissant. Nous avancions au hasard au milieu d’épaisses ténèbres sans pouvoir pressentir si chaque effort n’allait pas nous pousser contre les parois de rochers.

Il faudrait avoir ici les yeux du chat tigre pour distinguer sa route, s’écria le pilote.

— En avons-nous pour long-temps encore ? demanda Calros.

  1. . Espèce de chacal.