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ses fossés, ses ponts-levis, qu’on veut tout à coup changer en une commode et élégante habitation, appropriée aux usages et aux habitudes de nos jours. Un travail semblable de transformation s’est fait successivement dans la plupart des états de l’Europe ; mais ici, par suite de l’assujettissement de la Hongrie, on a, jusqu’à ces derniers temps, respecté superstitieusement l’antique constitution ; c’était la citadelle contre la domination étrangère. Le vieil édifice est miné, ruiné, dévasté ; il est encore debout. Comment va-t-on procéder pour créer celui qui doit le remplacer ? Tel est le problème que le nouveau gouvernement hongrois, quel qu’il soit, devra résoudre. Un architecte proposerait de raser le château et de reconstruire à neuf ; mais, n’en déplaise à l’humeur du jour, on ne peut pas agir ainsi avec ces matériaux vivans qui forment l’édifice complexe des sociétés humaines. Il n’y a que les aventuriers d’idées qui veuillent tailler les hommes comme le maçon ses pierres ; il n’y a que Dieu ou les charlatans qui osent jouer le monde sur la foi d’un principe ; Dieu seul voit en un principe toutes les conséquences prochaines et éloignées, inévitables ou possibles. Nos yeux microscopiques ne voient qu’une facette des choses, et l’événement trompe nos plus généreux desseins. Un moine veut faire de l’or, c’est-à-dire, selon l’économie politique du temps, rendre tous ses frères riches et heureux ; il invente la poudre à canon, avec laquelle les hommes se tuent depuis quatre siècles ! Sans doute Dieu nous a permis, en procédant modestement du connu au plus prochain inconnu, d’améliorer, de corriger, de refondre pièce à pièce l’ordre politique ou social ; mais ce progrès, cette transformation a besoin de se vérifier chaque jour par l’expérience ; jeter le monde à bas pour en construire un meilleur et tout neuf est un crime, ou une folie superbe que rien n’excuse. Voilà ce que doivent sentir, voilà ce que doivent répéter tous ceux qui veulent sincèrement le bien des hommes, et non pas la félicité de je ne sais quelle fantastique et lointaine humanité, sorte d’idole de bronze à laquelle on commence d’abord par sacrifier toute la génération présente. Le bien n’a pas ces allures despotiques ; il filtre et s’insinue à travers les sociétés humaines, il les modifie, change leur face et les renouvelle par un mouvement continu, inaperçu : le jour ressemble à la veille, et cependant le lendemain n’est déjà plus le même. Ainsi croît et se développe l’homme lui-même sous les lois cachées de la sagesse infinie.


E. DE LANGSDORFF.