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pour reprendre leur place à l’avant-garde des idées. — Mais allons droit à l’œuvre et à l’écrivain ; le controversiste qui, à la veille des événemens de Berlin, attaquait avec tant de vigueur et d’esprit le représentant couronné de l’école historique, est le théologien célèbre qui a bouleversé la science allemande par sa Vie de Jésus, et cette étude si pacifique en apparence sur l’empereur Julien n’est autre qu’un pamphlet qui, en terminant toute une période, indique le passage à une polémique plus fière.

M. Edgar Quinet, dans un beau travail, a profondément expliqué ici même le rôle de M. Strauss au milieu des controverses philosophiques de l’Allemagne. Ce livre, la Vie de Jésus, qui a éclaté comme un coup de foudre au sein de la théologie, n’a pas dû ce brusque et prodigieux succès à l’audacieuse originalité d’un point de vue nouveau. La Vie de Jésus ne contenait pas une seule pensée fondamentale qui appartînt en propre à l’auteur. Tous les grands théologiens, depuis Lessing, ont écrit chacun un chapitre de ce terrible ouvrage. Lorsque l’exégèse allemande, après cinquante années d’investigations critiques, eut ébranlé sans le savoir le vieil édifice de l’orthodoxie, il se trouva un esprit logique et net qui résuma ce long travail d’un demi-siècle et en prononça résolûment la conclusion. Voilà l’œuvre de M. le docteur Strauss. Son grand mérite, c’est une aptitude singulière à débrouiller les discussions les plus confuses. Il a peu inventé, mais il a compris beaucoup. Nul n’a le regard plus sûr, nul n’a plus de sang-froid et de lucidité. Ces dispositions précieuses promettent à M. Strauss une légitime influence dans la littérature, politique, s’il veut bien employer son esprit à vulgariser les résultats de la science. C’est pour un public spécial qu’il écrivait la Vie de Jésus, et son style, hérissé de formules, convenait sans doute et à la matière et aux lecteurs ; mais M. Strauss doit faire autre chose que des dissertations scolastiques : il y a en lui l’étoffe d’un habile et populaire écrivain, et c’est là ce qui nous intéresse en lui. Cet office qu’il a rempli auprès des savans, en éclairant d’une lumière inattendue la situation des études théologiques, il peut le remplir auprès de tous par la précision de sa pensée et la netteté de son langage. Il peut être le rapporteur le plus autorisé, l’interprète le plus actif de ces principes nouveaux que la moderne philosophie allemande a proclamés sous une forme peu accessible au peuple. Il y a quelques années déjà, M. Strauss entra dans cette voie féconde, lorsqu’il écrivit son ingénieuse brochure intitulée : Deux Feuilles pacifiques. Peu importe que la jeune école hégélienne ait dépassé l’enseignement de M. Strauss, peu importe que M. Bruno Bauer lui ait fait un crime de sa timidité ; M. Bruno Bauer est déjà dépassé lui-même par M. Feuerbach, et M. Feuerbach par M. Stirner. Cette situation, bien loin de nuire à M. Strauss, ne doit-elle pas le mettre fort à l’aise ? Il tenterait vainement de regagner le terrain