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marquait deux heures après midi. Des cavaliers arrivaient en foule, mettaient pied à terre et attachaient aux troncs des arbres, aux pilastres de bois des maisons, leurs montures aux flancs fumans. Ce fut bientôt un pêle-mêle confus d’hommes et de chevaux ; les hennissemens, les cris, les éclats de rire et les préludes des guitares résonnaient de tous côtés. Des cercles se formaient suivant les goûts de chacun autour des tables de jeu, des ventorrillos[1] ou de l’estrade réservée aux danseuses. Ce fut près de ce dernier groupe que je m’établis en observateur. C’était le centre où les passions les plus fougueuses allaient se développer dans toute leur effervescence.

L’estrade, élevée à quelques pouces du sol, n’attendait plus que les danseuses, qui devaient seules y figurer, car par suite d’un usage bizarre, commun à tous les villages de la côte de Vera-Cruz, les hommes restent spectateurs des danses que les femmes exécutent entre elles. Un Jarocho s’assit par terre près de l’estrade, croisa les jambes et commença de râcler d’une main vigoureuse les cordes de sa mandoline. Huit ou dix danseuses s’empressèrent de répondre à cet appel, firent un tour sur le parquet et commencèrent à danser. Assez monotone d’abord, la danse s’anima peu à peu, à mesure que les femmes répondaient aux couplets que chantait le musicien par d’autres couplets. J’admirai l’agilité et la grace avec lesquelles plusieurs de ces femmes portaient, en dansant, un verre plein d’eau sur la tête sans en répandre une goutte, ou détachaient, sans faire usage de leurs mains, les nœuds compliqués formés autour de leurs pieds par une ceinture de soie[2]. Toutefois, bien que ces prouesses chorégraphiques soulevassent de légitimes applaudissemens, les passions des assistans semblaient encore sommeiller. Les rires, les reparties piquantes et les jurons avaient accompagné seuls jusqu’alors les libations d’eau-de-vie relevée d’écorces d’orange qui se faisaient à la ronde. La première danse, assez froidement accueillie, une fois terminée, la guitare préluda à un nouveau son[3] : c’était la danse appelée petenera.

Cette fois encore, l’estrade fut bientôt remplie, et, parmi les femmes qui s’avançaient, je reconnus, à sa gracieuse tournure, à sa provoquante beauté, doña Sacramenta, celle que mon hôte appelait, dans son langage fleuri, son ange humain bien-aimé[4]. Un jupon de mousseline transparente ceignait ses hanches. Ses bras arrondis et dorés plutôt que hâlés par le soleil sortaient des broderies et des dentelles de sa chemise de batiste. Une gorgerette semblable à celle des Arlésiennes

  1. On appelle ventorrillo, sur la côte de Vera-Cruz, une cantine où se débitent l’eau-de-vie, le tepache (liqueur fermentée de l’ananas) et d’autres boissons fortes.
  2. On appelle cette danse bamba.
  3. Terme local qui s’applique à toute espèce d’air de danse.
  4. Querido angel humanal, expression consacrée et familière parmi les Jarochos.