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je maudissais ma mauvaise étoile. Peut-être venez-vous aussi à Manantial pour assister au fandango ?

— Oui, lui dis-je, mais c’est le hasard seul qui m’amène de ce côté, car je comptais, sans un contre-temps imprévu, coucher ce soir à Vera-Cruz.

— Vous ne vous repentirez pas, je l’espère, de ce contre-temps ; il y aura une foule pressée comme de la fumée, des alburs par monceaux[1]. Mais où descendrez-vous à Manantial ? il n’y a pas d’auberge.

— Chez vous, parbleu ! repris-je, puisque vous paraissez désirer que j’assiste à votre fandango.

Le Jarocho s’inclina en signe d’assentiment et se mit à me faire aussitôt une brillante énumération des plaisirs qui m’attendaient le lendemain. Mon hôte parlait encore quand déjà nous approchions de Manantial. La nuit était venue. Sous un ciel étincelant d’étoiles, au milieu d’épais massifs de verdure, quelques feux épars annonçaient de loin le village. Nous atteignîmes bientôt une petite clairière sur laquelle étaient disséminées quelques cabanes en bambous avec leurs toits de feuilles de palmiers : c’était Manantial. Aux sons monotones d’une mandoline, des femmes vêtues de robes blanches, des hommes au costume pittoresque préludaient en dansant aux divertissemens du lendemain, et de jeunes mères endormaient au bruit des chansons leurs enfans suspendus dans des hamacs de fil d’aloès. Nous entrâmes dans le cercle formé autour des danseurs. Des acclamations de bienvenue m’apprirent bientôt le nom de mon nouvel hôte.

— Ah ! voilà Calro[2], s’écrièrent plusieurs voix comme à l’aspect d’une personne depuis long-temps attendue. Quelques hommes qui ne prenaient point part à la danse s’avancèrent amicalement vers mon compagnon ; mais le Jarocho ne sembla répondre qu’indifféremment à ce bon accueil. Le froncement de ses sourcils indiquait une émotion péniblement contenue. Ses yeux étaient fixés sur le groupe des danseuses, et la direction de ses regards ne tarda pas à me désigner l’objet d’une si vive préoccupation. C’était une jeune et gracieuse fille qui semblait plutôt glisser que marcher sur le gazon. Un diadème de cucuyos[3] scintillait sur la tresse noire de ses cheveux. Mêlées aux fleurs odorantes du suchil[4], qui paraient sa noire chevelure, ces lueurs bleuâtres couronnaient son front d’une mystérieuse et charmante auréole.

  1. Ces hyperboles, toutes locales, reviennent fréquemment dans la conversation des Jarochos.
  2. Calro ou plutôt Calros, pour Carlos.
  3. Vers luisans. C’est une coiffure étrange que les femmes de Mexico n’ont pas dédaigné parfois d’emprunter aux Jarochas.
  4. Arbre sauvage commun dans les parties chaudes du Mexique, et dont les fleurs sont recherchées pour leur parfum.