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l’étais moi-même. Penché sur un côté de sa selle à la façon des Jarochos, il avançait lentement sous les détours ombreux de la route, gesticulant, levant le poing vers la voûte du ciel avec tous les symptômes d’une colère concentrée. Enchanté que le hasard m’envoyât un compagnon d’infortune, je crus devoir lui apporter le tribut de mes consolations : j’y réussis au-delà de mon espoir. A peine, à force de coups d’éperons, eus-je pu mettre mon cheval au niveau du sien, qu’une hilarité subite remplaça l’irritation à laquelle le Jarocho semblait en proie.

— Est-ce de moi, par hasard, que vous riez ainsi ? lui demandai-je assez brusquement, car, mal disposé comme je l’étais, j’avais trouvé cette démonstration de gaieté plus qu’inconvenante.

— De vous, non, seigneur cavalier, répondit le Jarocho ; mais vous m’excuserez si, à l’aspect de votre cheval, je fais trêve à mes habitudes ordinaires de courtoisie.

— Pourtant mon cheval n’est guère plus laid que l’andante[1] que vous montez, ce me semble, repris-je fort choqué de cette réponse.

— C’est possible, mais enfin il est plus laid : c’est une satisfaction que je n’aurais jamais espéré trouver, et dont je profite, ne vous déplaise.

Le cavalier se remit à rire de plus belle, et avec tant d’abandon que, la contagion me gagnant, je mêlai mes éclats de rire aux siens. Effrayés de ce bruit insolite, les perroquets criards se turent un instant au plus haut des arbres. Cependant, ce premier accès passé, nous continuâmes de front notre route, sans échanger d’autres paroles. Les perroquets avaient recommencé leur vacarme, et mes oreilles déchirées ainsi que mon amour-propre froissé me faisaient désirer la reprise de notre entretien, dût-il même dégénérer en querelle, comme une diversion nécessaire. Je pris le parti de me venger d’abord sur les oiseaux maudits que leur plumage confondait avec la verdure des arbres, et je tirai au hasard l’un de mes pistolets sur les branches entrelacées au-dessus de nos têtes. J’eus la satisfaction fort inespérée de voir un des perroquets tomber en se débattant à nos pieds. Le Jarocho me regarda d’un air d’étonnement inquiet.

— L’aviez-vous visé, par hasard ? me demanda-t-il.

— Sans doute, lui répondis-je brusquement, et ceci doit vous prouver qu’il y a quelquefois du danger à railler les gens avant de les connaître.

À ces mots, le Jarocho arrêta son cheval, et, se campant assez fièrement le poing sur la hanche, tandis que de l’autre main il enfonçait son chapeau de paille sur sa tête, il s’écria :

Oigajte, ñor deconocio[2], je suis d’une caste et d’un pays où la parole

  1. Synonyme local de cheval.
  2. En bon espagnol, Oiga usted, señor desconocido (écoutez, seigneur inconnu). Ce peu de mots suffira pour donner une idée des altérations que subit la langue espagnole dans la bouche des Jarochos.>