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le même calcul qu’en Europe sur le pain, ou sur un autre objet d’aussi grande nécessité. Le tabac des Philippines, par sa qualité, et suivant le goût des consommateurs nationaux et étrangers, occupe la première place, après celui de la Havane, entre tous ceux de l’Asie et de l’Amérique ; assertion justifiée par le prix avantageux que conserve le tabac de Manille sur tous les marchés de l’Inde, de la Chine, de Batavia, du cap de Bonne-Espérance et par les droits de plus en plus élevés auxquels il est soumis. Ainsi, à l’extérieur, le tabac serait une grande source de commerce, si des vices d’administration n’en diminuaient le rapport. L’établissement de l’impôt sur le tabac, dans certaines provinces, non dans tout l’archipel, occasionne au trésor public trois sortes de préjudices très graves 1° la perte de l’impôt des provinces privilégiées ; 2° une contrebande active se faisant entre les provinces privilégiées et celles qui ne le sont point : on ne fume généralement, dans tout l’archipel, que des tabacs de contrebande. Enfin, ce système occasionne des frais de douanes considérables que l’on éviterait en supprimant tout privilège et en soumettant tous les nationaux à une égalité absolue. Ces torts sont si évidens, si sensibles pour tous, qu’aujourd’hui, la moitié seule de la population de l’archipel étant soumise à cet impôt, c’est à peine si on en retire le cinquième ou le quart de ce qu’il devrait produire, suivant notre calcul très modéré. »

Dans un tel désordre, rien de grand, de sérieux ne peut être tenté par le gouverneur et suivi avec cette persévérance qui fait la force des nations comme celle des hommes isolés. Le népotisme, la corruption, plaies de tous les pouvoirs faibles et chancelans, réagissent sur la prospérité matérielle des Philippines, et ont sur leur état commercial une influence désastreuse. Les richesses de l’archipel sont ainsi jetées à quelques Espagnols privilégiés, et cependant le népotisme, la corruption, sont moins funestes encore à l’archipel que la superstition et l’ignorance dans lesquelles les moines tiennent plongées les classes les plus nombreuses, celles dont l’essor entraînerait la capitale.

Lorsque les Espagnols arrivèrent aux Philippines, les moines, qui accompagnaient alors toutes leurs expéditions guerrières, se répandirent dans l’archipel, et, merveilleusement secondés par le génie indien, génie crédule, confiant, ami de la nouveauté et des splendeurs extérieures, ils convertirent rapidement les peuples à la foi catholique. Véritables ministres d’une religion toute d’amour et de charité, les premiers missionnaires ne cherchaient dans leurs pénibles travaux qu’une récompense céleste, et, si le respect et la reconnaissance des Indiens donnèrent aux ordres religieux d’immenses richesses et une puissance sans rivale dans l’archipel, les moines ne se servirent de leur ascendant sur l’esprit des Indiens que pour diriger leur essor vers la civilisation, vers les lumières et la foi européennes ; mais bientôt arrivèrent d’Espagne des prélats corrompus, des moines ambitieux attirés aux Philippines par la soif des richesses. Dès-lors dans l’archipel tout languit, tout s’arrêta. Le fanatisme, la superstition, furent prêchés aux Indiens. L’Évangile, défiguré, commenté par les imaginations ardentes et naïves des indigènes, devint une sorte de code religieux qui établissait la puissance des moines, puissance que ceux-ci surent se conserver en écartant avec soin tout ce qui pouvait éclairer les Indiens, et en isolant l’archipel du contact des nations européennes. Les restrictions les plus absurdes empêchèrent jusqu’à la fin du dernier siècle les étrangers de s’établir à Manille. Un système