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attribution, et néanmoins tous acceptent des charges étrangères, souvent de la plus haute importance, et qui, quoique mal remplies, sont encore de nouveaux obstacles à l’exercice de leurs fonctions de juges et de magistrats. En effet, la charge d’assesseur ou collecteur des impôts (assessoria de las restas) et la surintendance du trésor public, emplois plus que suffisans pour tenir en continuelle occupation d’habiles et actifs magistrats, sont occupées par des juges de l’audience de Manille ; l’un d’eux préside, avec un des fiscales, le tribunal de la Cruciada[1] ; membres du conseil des servitudes et libertés (esclavitudes y libertades), ils sont encore avocats et administrateurs des hôpitaux et maisons d’asile. Les uns siègent au tribunal chargé du renvoi des Espagnols qui, délaissant leurs familles et brisant les liens du mariage, se réfugient aux Philippines et y donnent un scandale que les moines ne peuvent tolérer. Consultés à la junte des ordonnances (ordenanzas), membres du conseil des monnaies, juges des confréries religieuses (cofradias), ils sont directeurs du mont-de-piété et président l’association des oeuvres-pies (obras-pias), si bien que c’est un axiome reçu que nul juge, nul fiscal n’a pu, tel est le nombre, telle est la gravité des emplois qu’il occupe, les remplir avec intégrité pendant la durée légale de ses fonctions. »

Cette corruption, cette avidité, ont tout envahi aux Philippines, marine, trésor public, douanes, administration civile, emplois militaires. Ici, c’est la frégate l’Esperanza, dont la construction a coûté à la colonie plus qu’à la France deux vaisseaux de ligne ; là, des jeunes gens de vingt et un ans, uniquement occupés de leurs plaisirs, ont les premières places de la cour des comptes ; dans les provinces, ce sont les alcades transformés en agioteurs et en marchands. Ce sont les fonctionnaires de la douane qui, depuis le directeur-général jusqu’au simple gardien, vendent leur complicité au plus offrant, et au besoin font eux-mêmes la contrebande. Par-dessus tout, c’est l’administration du tabac, où l’alcade de Cagayan, collecteur général, a su se créer, en dehors de ses appointemens fixes, un léger revenu de 12,000 piastres (un peu plus de 65,000 francs). Il est vrai que si l’alcade de Cagayan s’enrichit, et avec lui les autres administrateurs, c’est à peine si le revenu de l’impôt du tabac, qui pouvait seul soutenir la colonie, suffit à payer les frais de culture, de confection, et le salaire des trois ou quatre mille ouvriers des deux sexes employés dans les fabriques de Cavite et de Manille.

Le mémoire de don Martinez y Alvarès, que nous avons déjà cité, montre quels avantages la colonie pourrait retirer de cette production si importante, et quelles sont les causes qui en gênent le développement. « L’impôt qui soutiendrait les îles, dit don Martinez, l’impôt qui, bien établi et bien administré, produirait des avantages incalculables, est l’impôt du tabac. Trois millions et demi d’habitans fumant, sans exception de sexe ni d’âge, et pour lesquels, toute compensation établie, on peut évaluer la consommation du tabac à 4 piastres par an, produiraient une contribution de 14 millions de piastres à l’état, qui, les jetant dans le commerce, lui donnerait une grande impulsion, une énergie immense. Ce calcul n’est point un paradoxe, c’est une vérité pratique ; car l’usage du tabac est tellement nécessaire aux Indiens, qu’on peut baser là-dessus

  1. On désigne sous le nom de cruciada ou cruzada l’impôt prélevé sur les dîmes du clergé.