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D’abord est-ce donner une idée, même lointaine, du véritable rôle intellectuel des poètes que George Sand nous a montrés, que de mettre dans leur bouche quelques paroles renfermant en germe le socialisme moderne ? Sans parler des anciens, que l’on défigure toujours un peu quand on leur prête des aperçus ou des sentimens trop actuels, n’y avait-il pas moyen de caractériser d’une façon plus nette des hommes tels que Shakspeare, Voltaire et Beaumarchais ? Shakspeare, par exemple, l’indifférent sublime, le créateur d’un monde immense, où se meuvent, comme dans le monde réel et au gré d’une fantaisie magistrale, toutes les formes du bien et du mal, peut-il être représenté comme un précurseur ou un prophète de la démocratie ? Voltaire même et Beaumarchais, ces esprits passionnés, plus dissolvans que créateurs, qui obéissaient à des sentimens personnels plutôt qu’à des pensées générales, ont-ils bien eu conscience de la tâche qu’ils accomplissaient ? N’est-ce pas après coup et par une sorte de travail rétrospectif qu’on s’est avisé de faire d’eux des apôtres de l’humanité ? Au reste, ce ne sont là que de légères chicanes. Soumis aux exigences de l’improvisation, l’auteur a pu courir au plus pressé et au plus facile : on regrette seulement qu’un esprit aussi élevé, qui a fait si souvent preuve d’une rare faculté d’analyse, n’ait pas essayé d’indiquer, en quelques traits, le profil exact des hommes célèbres qu’il évoquait aux yeux de la foule. Ce que nous regrettons davantage, c’est qu’ayant eu l’ingénieuse idée de placer Molière entre le roi du XVIIe siècle et le roi du XIXe, entre Louis XIV et le peuple, George Sand ait méconnu ou négligé tout ce que cette antithèse pouvait lui fournir d’indications comiques. Au lieu de faire dire à Molière par sa servante Laforêt : « Grace à vous, les caractères que vous avez flétris ou raillés ont disparu de ce monde, » n’était-il pas plus spirituel et plus vrai de dire au contraire : Les mêmes types existent, ou plutôt ils sont immortels comme les passions, les travers et les vices qu’ils représentent ; seulement ils changent d’habit, de masque et de langage, suivant les tendances de leur siècle et le goût de leur souverain. Il faudrait, pour les reconnaître, ô peuple roi, une sagacité que tu n’as pas encore et que ton vieux comique doit avoir pour toi ! Prends garde ! il y a encore des Tartufes, non plus de dévotion, mais de démocratie ; il y a encore des docteurs Pancrace, raisonnant in balordo, non pas sur la figure d’un chapeau, mais sur l’organisation du travail ; il y a encore des médecins et des empiriques, auxquels, comme à Purgon et à Diafoirus, peu importe que le malade meure, pourvu qu’il meure selon leurs ordonnances ! Il y a encore et toujours des marquis et des courtisans, c’est-à-dire des vaniteux et des flatteurs ; ils ne portent plus de manchettes, de nœuds de rubans et de jabots de dentelle ; on ne les voit plus courir au Louvre et au petit coucher. Leur Louvre maintenant, c’est le tien ; c’est l’atelier, c’est le club, c’est la rue ! Pour t’y plaire, ils noirciront, s’il le faut, leurs mains ; ils ennobliront d’une blouse leur habit de solliciteur, mais, au fond, ils seront toujours les mêmes, toujours prêts à dire au roi qu’il est sublime et à se grandir en t’égarant.

Et remarquez que l’analogie des situations eût été bien plus frappante. Molière en effet, et George Sand ne manque pas de nous le rappeler, a profité de l’amitié de Louis XIV pour mettre son impitoyable verve sous la protection suprême de la royauté. N’eût-il pas été naturel et piquant, dans cette première communication de Molière avec le peuple, de le montrer demandant à ce nouveau souverain le même genre de patronage, et cherchant dans le bon sens et