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hommes soient meilleurs ; J’attends que telle forme de gouvernement ait succombé, j’attends le moment propice à la réalisation de mes théories. » Jusque-là il regarde en pitié tout ce qui se fait et tout ce qui passe autour de lui.

Oui, l’utopie est le terme corrélatif de l’indifférence ; l’ame, paresseuse dans son repos, dans son statu quo, aime à rêver qu’elle est en mouvement Sans bouger de place, elle établit un monde à elle, un monde futile ; elle satisfait ses instincts de charité par quelques efforts imaginaires, et, comme il lui a fallu moins de temps pour se promener dans l’espace que pour tracer un sillon et pour remuer un caillou, elle croit avoir fait beaucoup plus. Le grand caractère de l’utopie, c’est de tromper et de se tromper elle-même, absolument comme dans les rêves l’ame se trompe et trompe les sens. Notre sommeil a été long, et les rêves ont été nombreux. Les vingt années qui viennent de s’écouler sont une des périodes les plus curieuses de l’histoire métaphysique de l’homme. Nous pouvons dire que nous avons vécu véritablement dans le monde des rêves. Aujourd’hui nous discutons, nous voyons mieux et plus distinctement. Les fantômes commencent déjà à s’effacer, et, au premier chant du coq, le chimérique royaume et ses fantastiques habitans disparaîtront. Nous sommes bien près de nous réveiller, lorsque nous rêvons que nous rêvons, dit Novalis. Maintenant nous connaissons ces rêves. Assez long-temps ils ont passé devant nous, tantôt nous effrayant comme de sinistres présages, ou nous attirant comme des visions séduisantes. Aujourd’hui ils ne nous effraient plus et nous séduisent moins. L’enfant s’effraie des rêves, mais plus tard il s’habitue à leur aspect terrible, rit au nez des sorcières, et même, dit un écrivain anglais, Charles Lamb, s’avise d’éteindre leurs torches et leurs flambeaux. Nous pouvons dès aujourd’hui donner à ces utopies le nom de rêves, et même à certaines celui de songes impurs.

Grace à l’absence complète de croyances, d’idées, de réalités en un mot, l’utopie a pu facilement nous entourer de ses leurres, en nous montrant ses espaces colorés. Comme l’homme qui, au milieu du désert, est séduit par le mirage, et pense qu’il serait doux d’aborder à l’oasis qui n’existe que dans l’atmosphère vide ; comme le promeneur qui, apercevant l’horizon, y dirige ses pas, pensant que là-bas existe une terre féerique et mystérieuse, ainsi nous nous sommes laissé tromper par l’utopie, qui nous a menés pendant vingt ans, déplaçant à chaque pas sa perspective et nous conduisant à travers précipices et fondrières, sans pouvoir jamais conclure le voyage. Maintenant elle crie : Nous y voilà, nous touchons le but, nous tenons le pays du bonheur et l’Éden terrestre. Nous ouvrons les yeux cependant, et n’apercevons pas grand’chose. Le désenchantement commence ; notre bonne maîtresse, l’utopie, commence à nous sembler vieille. Nous comprenons que, dans nos amours avec elle, il y a eu plus de goût que de passion, beaucoup d’enfantillage et pas mal de curiosité. J’espère que, lorsque nous serons tout-à-fait réveillés, nous lui reprocherons, entre autres choses, de nous avoir pris beaucoup plus par les sens que par l’ame, d’avoir fait passer sous nos yeux plus d’images séduisantes que de symboles vrais, et que nous laisserons pour ce qu’elles valent toutes ces théories de réhabilitation de la matière, de femme-messie, de bacchantes, de travail attrayant et autres philosophies gastronomiques et lesbiennes, dignes tout au plus (en dépit du talent qui y a été dépensé) de Brillat-Savarin et de Casanova de Seingalt.