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infertile, mais, au contraire, qu’il est dégagé de toutes les ruines qui y étaient éparses et de toutes les plantes qui poussent dans les terrains incultes. Cette indifférence des esprits que j’entends blâmer souvent autour de moi, je l’accepte, au contraire. C’est elle qui, sous la dynastie qui vient de tomber, avait pour forme l’absence de croyance et de foi aux institutions régnantes c’est elle qui, en février, ayant pour forme l’inactivité, a précipité les événemens. Et, dans les événemens, quel fait vous a frappé ? Hélas ! l’indifférence, qui, dès la première heure, s’est appelée l’abandon, l’absence de sympathie pour les personnes, l’absence de respect sans lequel aucune institution ne se soutiendra jamais. Cette indifférence, je la crois utile dans les circonstances actuelles, elle ne contrariera aucun essai, elle laissera faire toutes les expériences, elle regardera long-temps, les yeux tout grands ouverts et l’esprit incertain, les théories subtiles, les projets singuliers, les bizarreries et les excentricités, sans y trop rien comprendre jusqu’à ce qu’un beau jour une réalité vienne la frapper et la faire sortir de ce demi-sommeil, jusqu’à ce qu’elle se sente métamorphosée et prononce un mot inconnu à ses lèvres : je crois, jusqu’à ce que cette réalité la passionne et lui fasse dire le contraire de ce qu’elle dit : je pense, je travaille, et la force à sortir du royaume du néant.

Le second symptôme que j’aborde, c’est le règne de l’utopie. Or, l’utopie est le terme corrélatif de l’indifférence. Expliquons-nous.

L’indifférence n’est pas l’égoïsme, car jamais l’égoïste n’a dit que le plaisir fût désagréable et qu’il ne souhaitait pas de voir prospérer ses intérêts. L’indifférence n’est pas non plus une négation ; elle ne nie rien, de même qu’elle n’affirme rien. Métaphysiquement parlant, elle est supérieure à l’affirmation et à la négation ; elle est l’absence de toutes choses. L’homme indifférent est, comme le Dieu du théisme, toujours dans son repos. Cette nullité complète ne date pas d’hier ; c’est elle qui a donné naissance à la chimère et à l’utopie. Les systèmes singuliers qui nous assiègent sont nés de cette indifférence. Le terme corrélatif du sommeil n’est-ce pas le rêve ? En vérité, les utopistes et les indifférens ne se sont jamais compris ; ils se complètent les uns les autres. Toutes les fois qu’un esprit ne croit pas à une forte réalité, toutes les fois qu’il n’agit pas et ne sent pas la fatigue de l’action, l’utopie est près de lui. La rêverie n’est que le résultat de l’oisiveté, du statu quo de l’ame, lorsque, le vide se faisant autour d’elle, elle crée des châteaux aériens et des édifices de nuages dans les espaces déserts. Avez-vous jamais réfléchi à ce fait : que la vie est une création perpétuelle ; que le principe de la vie, qui est en nous subjectif et inconnu, se répand objectivement sans intermittence ? Chaque flot de notre existence qui passe ainsi demande à être employé. Eh bien ! si cette partie de nous-mêmes qui s’écoule n’est pas dirigée par la volonté ferme, utilisée par le travail, maintenue dans la réalité, elle ira créer des chimères. Voici quinze ans que cet état dure, il durera encore, car, en dépit des événemens, nos sens sont plus agités que nos ames. Mais voulez-vous avoir l’image vivante de l’indifférence unie à l’utopie ? voyez cette secte anglaise qui s’appelle l’église millénienne. Le millénien s’assied près de son feu, inactif et plongé par anticipation dans la béatitude. Que fait-il et à quoi est-il bon ? À cette question, il lève la tête, et, d’un son de voix particulier : « J’attends le règne des mille années, le Seigneur reviendra. » Il reste indifférent à tout jusque-là. Ainsi, lorsque vous interrogez un utopiste : « J’attends, répond-il, que les