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chant de la Marseillaise, qui est, pour le moment, son rôle le plus bruyant, le plus applaudi. Nous croyons qu’un artiste court de grands risques en sacrifiant ainsi les vrais intérêts, les portions élevées de son art, pour courir après ces ovations assurées à qui flatte les passions de la foule. Les exemples au besoin ne nous manqueraient pas pour montrer quel jeu dangereux à sa renommée, à son talent et à ses forces joue en ce moment Mlle Rachel. Adolphe Nourrit, après 1830, s’épuisa, lui aussi, à chanter les airs patriotiques ; sa voix s’en ressentit pendant bien long-temps, et ce fut là peut-être la première cause de cet affaiblissement précoce contre lequel il lutta avec tant d’énergie et de désespoir. Il y a, dans tous les arts, une mesure, un ton juste, unique, d’où l’on ne sort jamais impunément ; lorsqu’on veut y rentrer, les cordes fatiguées ne rendent plus le même son ; l’exquise pureté a disparu. À cette raison d’art, on pourrait en ajouter une autre, toute de convenance. Assurément, la Marseillaise, malgré l’emphase des paroles, conserve le don d’électriser, et il y a dans cet air sublime quelque chose de semblable au tressaillement soudain d’un peuple soulevé par les dangers de la patrie ; mais, dans les circonstances où nous nous trouvons, et qui ôtent à ces vers leur sens héroïque ou sanglant, chantée par une comédienne qui passe à la hâte un ruban tricolore sur la blanche tunique de Lucrèce ou de Virginie, la Marseillaise fait l’effet d’un contre-sens et d’une parodie tout ensemble, et l’on ne sait ce qui doit attrister le plus, ou de la profanation de ce chant qui rappelle, au milieu de trop cruelles images, des souvenirs admirables, ou de l’erreur volontaire d’un artiste qui a dû ses succès à des qualités de distinction, de sobriété et de mesure, et qui, pour rétablir une popularité compromise, aime mieux se prêter aux prédilections passagères de son nouveau public que l’élever jusqu’à elle par l’intelligence des chefs-d’œuvre.


ARMAND DE PONTMARTIN.