Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 22.djvu/117

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

européennes à la conscience des droits individuels. La tribu a cessé d’être nomade en devenant agricole, mais elle garde au fond de ses souvenirs une certaine tendresse pour cette existence indivise qu’elle promenait peut-être à l’origine dans l’immensité des steppes. Toute la terre du village polonais était même, jusqu’au Xe siècle, une terre communale ; les nobles, les soldats, ne la possédaient pas en propriété, mais en garde. La propriété, l’hérédité, n’occupent ainsi qu’une place assez vague dans les traditions de l’âge patriarcal. Ces traditions ont été ressuscitées par le mysticisme de certains rêveurs ; elles ont percé hardiment dans toutes les œuvres de Mickiewicz ; elles ont saisi petit à petit l’imagination des malheureux, là surtout où les maux étaient extrêmes. Ramenées soudainement au milieu des institutions plus modernes qui ont assis la société polonaise sur le privilège aristocratique, elles ont bientôt troublé toutes les idées de droit et de devoir dans l’esprit du peuple. Avec la confusion naïve que ces pauvres gens ont faite entre le présent et le passé, les spoliations les plus révolutionnaires ont pu prendre parfois je ne sais quel aspect sentimental. — Des hommes du cercle de Bochnia entraient, il y a quelques mois, en habits de fête dans la cour du château de leur village. Le seigneur avait été tué durant les massacres ; la veuve restait seule avec sa fille ; les paysans venaient de la meilleure foi du monde demander la demoiselle en mariage pour le plus beau de leurs garçons ; ils avaient pensé, disait leur ancien, qu’en se mariant ailleurs, la demoiselle porterait les terres en d’autres mains ; ce n’était pas leur idée d’avoir un propriétaire qui ne fût point de chez eux. Ils se sentaient si convaincus de la simplicité de leur proposition, qu’on n’eut pas grand’peine à les tromper ; mais, aussitôt la tromperie reconnue, ils se vengèrent en brûlant la maison. Singulière barbarie qui débute comme une idylle et respire encore un peu l’agreste parfum des mœurs primitives !

Il s’en faut que le primitif subsiste toujours dans Posen avec cette verdeur. Le procès de Berlin a révélé tout un fond de société bien plus rassis qu’on ne l’aurait pu croire, bien plus moderne soit dans le bon, soit dans le mauvais sens du mot. Les démocrates de Posen ont eu le grand tort de ne pas tenir compte du véritable caractère que présente maintenant le pays, et de vouloir trop y travailler comme sur table rase. Le docteur Liebelt a de beaucoup diminué l’utilité de sa propagande en la subordonnant trop exclusivement à l’empire d’une théorie préconçue. Nourri des doctrines allemandes, il fondait sur les caractères particuliers qu’il attribuait à la race slave toute la civilisation qu’il édifiait dans l’avenir pour la Pologne. Il ne voulait point une civilisation germanique, point une civilisation romaine : il voulait un ordre nouveau dans lequel la société fonctionnât sans avoir besoin, pour s’organiser, d’une classe moyenne comme dans le reste de l’Europe.