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propagande, excellente en principe, s’était compromise et perdue par l’application. Mochnacki et ses continuateurs voyaient juste quand ils cherchaient le salut de la patrie dans l’affranchissement définitif de la population rurale là où subsistait le servage ; mais il s’agissait avant tout de ne rien brusquer dans une œuvre si délicate. Il était bien dangereux de semer tout d’abord aux quatre vents cette pensée d’émancipation, si l’on n’avait par avance assez instruit les ames pour qu’en y tombant cette pensée n’y engendrât pas la révolte. À ces ames abruties par l’esclavage, on devait ménager l’idée de liberté comme on ménage le boire aux entrailles desséchées par la soif. Faute de cette indispensable prudence, il est arrivé que les démocrates, au lieu de susciter des catéchumènes, ont, en Gallicie, déchaîné des furieux qui se sont précipités, non pas sur les seuls aristocrates, mais sur la société même. D’autre part, à Posen, les démocrates ont trop oublié que la jouissance des bienfaits d’une civilisation toute moderne avait déjà gagné les campagnes ; que les avantages du régime prussien avaient, chez le paysan, plus ou moins contrebalancé les vagues réminiscences de l’orgueil polonais ; que ces réminiscences se mêlaient d’ailleurs, chez eux, aux pénibles souvenirs de la vieille tyrannie des seigneurs leurs compatriotes, tandis que la domination des étrangers s’était constamment honorée soit par l’octroi, soit par le respect de tous les droits civils. Ni les paysans de Posen, ni les paysans de Gallicie, n’étaient encore préparés comme il eût fallu pour sentir uniquement le besoin d’une Pologne indépendante. Aux uns et aux autres, les démocrates prêchaient tout à la fois la nationalité et l’égalité ; mais ceux de Posen, toujours heureux des concessions prussiennes de 1821, n’élevaient point assez leurs désirs au-dessus de ce bien-être matériel pour soupirer très vivement après la possession d’un drapeau national, et ceux de Gallicie, courbés sous d’abominables misères, ne comprenaient par le mot d’égalité que destruction et bouleversement.

Il est à croire que le spectacle de l’Europe entière aujourd’hui si prodigieusement remuée frappera, secouera ces intelligences obscurcies à travers l’épaisse atmosphère qui les entoure. Il est surtout à souhaiter que les chefs du mouvement démocratique, les maîtres de la situation nouvelle, sachent maintenant profiter de l’expérience qui a coûté si cher en 1846. Je ne crois pas que la rage aveugle du paysan gallicien, que l’indifférence du paysan posnanien, soient des vices irrémédiables ; mais ces vices n’ont pas été redressés, ils ont été fortifiés ou négligés par les prédicateurs de la démocratie. Ce qui a étouffé presque dans son germe l’explosion de 1846, ce n’est pas seulement la promptitude des mesures arrêtées par la Prusse ou la perfidie des piéges tendus par l’Autriche ; ce n’est pas même absolument la précipitation forcée qui a fait tout éclater avant l’heure : c’est le fatal entraînement