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sous quelque nom que ce soit, l’industrie raffinée des bourreaux moscovites. Il lassa leur patience et ne nomma pas un complice. « C’est un homme de fer, » criait de rage l’inquisiteur Trubezkoï. Grace aux procédés de la police russe, on arriva pourtant à saisir les ramifications démocratiques. Ces procédés sont très simples : on arrête à la fois tous les parens, toutes les connaissances du prévenu, et on les soumet aux mêmes interrogatoires que le prévenu lui-même ; ce que celui-ci aurait su ne pas dire, d’autres le disent sans le savoir. Les cachots de Wilna ne suffirent plus pour contenir les accusés ; il fallut les enfermer dans les cloîtres ; les vastes bâtimens de l’université furent transformés en prison cellulaire, et bientôt étudians et professeurs y rentrèrent, non plus pour enseigner ou pour apprendre, mais pour souffrir ou pour mourir. L’instruction dura des mois, des années. Entre autres épisodes qu’elle amena, il en est un qui éclaire particulièrement certaines trames mystérieuses toujours conduites dans les profondeurs de l’empire tsarien.

Les complots militaires se sont succédé sans interruption sous les Romanow. Ils ont seulement changé de caractère depuis que la Russie communique plus souvent avec l’Occident. Ce ne sont plus des prétoriens qui se révoltent dans un tumulte brutal, ce sont des cœurs généreux qui, jusque sous l’uniforme moscovite, battent pour la justice et la liberté des nations civilisées. Il s’est ainsi trouvé des officiers russes qui ont tendu la main aux Polonais. Pestel et Bestuchew, les chefs du grand complot qui mina l’empire de 1820 à 1825, se seraient entendus avec le Polonais Kossowski, si leur alliance n’eût été rompue par cette opiniâtre animosité qui ne voulait rien de commun, « même avec les meilleurs d’entre les Russes. » L’esprit de Pestel et de Bestuchew leur a survécu dans l’armée. Un officier chargé de la garde de Konarski, le jeune Korowajew, vint une nuit trouver le martyr attaché au mur de son cachot. Il avait juré, lui et ses camarades, de sauver les prisonniers lithuaniens : maîtres des écuries de la garnison, ils pouvaient livrer les chevaux et monter tout de suite un millier d’hommes, c’était à peu près le nombre des détenus ; on se serait jeté dans les bois du voisinage, et l’on aurait gagné de là le territoire prussien. Konarski n’avait qu’à donner un signe de reconnaissance qui accréditât Korowajew auprès de ses compagnons de captivité. Konarski souleva ses fers pour écrire quelques mots, et le Russe s’en alla dans la prison montrer le billet et donner le mot dans toutes les cellules. Il en était au comte Orzeszko, qui ne comptait point parmi les démocrates et qu’on avait arrêté comme parent d’une personne suspecte. Orzeszko s’empare du billet qu’on lui présente : « On croira donc enfin, s’écrie-t-il, que je suis un fidèle sujet ! » Aucune prière ne put vaincre cette déloyauté. Le Russe Korowajew pleure et supplie au nom de la patrie polonaise ; les heures s’enfuient ; le traître s’obstine. Korowajew, à moitié fou, s’élance hors