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s’exposait point de sa personne, tandis que les chefs de la démocratie briguaient toujours l’honneur d’aller eux-mêmes combattre aux postes les plus avancés. Aussitôt leur service fini dans le comité, les principaux membres de la Centralisation, Victor Heltmann, Wiesniowski, Alcyato, Mieroslawski, se mettaient, suivant la formule, « à la disposition » du parti, et se disputaient les plus périlleux messages.

Ainsi travaillés par les patriotes, le royaume et la Lithuanie sont restés constamment en fermentation souterraine. Le Lithuanien est opiniâtre et taciturne ; il sait « qu’on a une bouche pour enfermer la langue ; » il garde son secret sans broncher et se relève autant de fois qu’on l’abat sans l’assommer. C’était à bon droit que l’association de Wilna se nommait l’Hydre, et l’on a vu tous les étudians lithuaniens de l’université livonienne de Dorpat jetés ensemble en prison, soumis à trois ans d’interrogatoires et de tortures, sans qu’un seul laissât échapper un mot qui le trahît. Au bout de trois ans, il fallut leur faire grace, faute de preuves, et par grace ils furent envoyés en Sibérie. — Le Polonais du royaume n’a pas sur lui le même empire ; il est plus imprudent, plus exalté ; la fibre révolutionnaire est plus sensible chez lui que partout ailleurs en Pologne, parce qu’aucun endroit de la Pologne n’a plus saigné sous l’oppression. Là, chaque famille compte un banni ; là, l’enfant à peine debout sur ses jambes sait que son père, que son frère ont été victimes du Moskal : il déteste le Moskal de naissance ; il conspire à dix ans. La conspiration est pour ainsi dire dans l’air ; elle enveloppe tout, elle risque tout. Les propagandistes du royaume ont bien osé s’adresser aux officiers russes, comme dans la dernière échauffourée de Posen on tenta d’agir sur les officiers prussiens. Lorsque les troupes russes s’installèrent solennellement dans la citadelle de Varsovie, un général bon courtisan s’écriait : « J’espère qu’on sera maintenant bien tranquille à Varsovie. — Le sera-t-on dans la citadelle ? » répondit un Juif à voix haute. Le pauvre diable paya cher sa malice, mais le mot fit fortune par tout le pays, et le militaire russe fut dès-lors en butte à mille essais d’embauchage.

Le gouvernement moscovite a contrecarré du mieux qu’il a pu cet infatigable prosélytisme. L’inquisition est en permanence dans les provinces polonaises ; « les prisons d’état y ont horreur du vide, » comme disait en plaisantant à sa manière le trop fameux Trubezkoï. Qui saura jamais le compte des misérables ensevelis sous les voûtes de la citadelle de Varsovie ? Encore si tous avaient été surpris la colère dans le cœur et les armes à la main ! mais les inspirations les plus douces du patriotisme le plus pacifique ont été repoussées ou punies par les autorités russes avec la même rigueur que les complots les plus violens. Tourguenieff a grandement raison : « Il est impossible de faire le bien en Russie, le bien le plus simple et le plus pur, sans risquer d’être la victime de son zèle et de nuire à ceux qu’on espère aider. » - Le comte