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particuliers, aurait pu facilement se dérober à sa colère ; il fallait, avant tout, le tirer de son fort. Le roi lui écrivit de se rendre à Sadava pour conférer avec le cardinal de Boulogne, et lui recommanda de se concerter en passant avec les maîtres des ordres militaires, qui lui donneraient des renseignemens utiles pour les négociations qu’il allait diriger. Gutier Fernandez, sans défiance, partit pour Alfaro, lieu désigné pour le rendez-vous avec les maîtres. Déjà il avait été précédé par Martin Lopez, successeur de Juan de Hinestrosa dans la charge de chambellan, qui, sous le sceau du secret, venait révéler à don Garci Alvarez, maître de Saint-Jacques, les volontés du roi. En arrivant à Alfaro, Fernandez trouva la troupe sous les armes. On lui dit que le maître de Saint-Jacques et celui d’Alcantara, venus d’un cantonnement voisin, allaient faire la montre de leurs cavaliers, et on le pria d’assister aux exercices militaires qui se faisaient à cette occasion. Après la revue, les deux maîtres le conduisirent avec honneur à son logement, accompagnés d’un grand nombre de leurs chevaliers et de leurs hommes d’armes. Là, les portes fermées et gardées par des soldats, Martin Lopez lui signifia qu’il se préparât à mourir. — « Qu’ai-je fait, s’écria Fernandez, pour mériter la mort ? » Tous se turent. Le roi n’avait communiqué ses soupçons à personne, et jamais il ne daignait expliquer ses ordres. Martin Lopez somma le prisonnier de livrer tous ses châteaux ; il y consentit sans hésitation. Puis, il demanda s’il lui serait permis d’écrire à son seigneur. On lui accorda cette grace, et un notaire ayant été mandé à cet effet, il lui dicta la lettre suivante

« Sire, moi Gutier Fernandez de Tolède, vous baise les mains et prends congé de vous pour comparaître devant un autre seigneur plus grand que vous n’êtes. Sire, votre grace n’ignore pas que ma mère, mes frères et moi, depuis le jour où vous naquîtes, fûmes gens de votre maison ; et je n’ai pas besoin de vous rappeler les maux que nous endurâmes ni les dangers par où il nous fallut passer à votre service, au temps où doña Léonor de Guzman avait tout pouvoir en ce royaume. Pour moi, sire, je vous ai toujours servi loyalement[1]. Je crois que, pour vous avoir dit avec trop de liberté des choses qui importent à vos intérêts, vous me faites mourir. Que votre volonté s’accomplisse et que Dieu vous pardonne, car je n’ai pas mérité mon sort. Et maintenant, sire, je vous le dis en ce moment suprême, et ce sera mon dernier conseil, sachez que, si vous ne mettez le glaive au fourreau, et si vous ne cessez de frapper des têtes comme la mienne, vous perdez votre royaume et mettez votre personne en péril. Songez à vous ; c’est un loyal serviteur qui vous adjure, à l’heure où il ne doit dire que la vérité. »

  1. Gutier Fernandez avait cependant refusé d’accompagner le roi à Toro lorsqu’il se remit entre les mains des rebelles, mais cette faute avait été partagée par Diego de Padilla. Voyez § VIII, Ayala, p.167.