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déchu. Je ne connais qu’un mot pour rendre exactement tout ce qu’ont de craintif, de touchant, de souffreteux, ces malheureux dont le bonheur passé ne sert plus qu’à mesurer l’étendue de la misère présente : c’est le mot italien avvilito, lequel ne signifie nullement avili, dans notre sens, mais bien plutôt déprimé. Dans ces caractères-là, l’auteur de Pickwick atteint au pathétique plus sûrement, selon moi, que dans ceux, que l’on a tant vantés, où tout l’intérêt repose sur une souffrance physique ou sur une infortune franchement accusée. De ceux-ci aux autres, il y a toute la différence du mendiant au pauvre honteux. On se raidit quelquefois contre les personnages d’un roman qui jouent d’office les rôles intéressans, et, fatigué de leur lamentable psalmodie, on leur refuse l’aumône de sa sympathie, tandis que l’on donne tout ce que l’on a à qui ne demande rien. À notre avis, il n’existe pas de comparaison possible entre la troupe rachitique des Smike, des Nelly Trent, des Marchioness qui sont autant d’anneaux de cette chaîne dont le fils Dombey tient le bout, et les types, bien autrement originaux, de Newman Noggs, John Carker, Chuffy et d’autres de la même famille. Dickens a compris admirablement ce qui pouvait rester d’honnêteté primitive dans des cœurs égarés, et une place distinguée lui est due comme moraliste pour l’indulgence qu’il a mise à traiter la question de la faillibilité humaine, et pour le courage avec lequel il a dit en toute occasion, à la puritaine Angleterre, que l’intolérance et la dureté de cœur n’étaient point des vertus chrétiennes. Il y a à ce sujet un passage, dans Martin Chuzzlewit, trop remarquable pour que nous ne le citions pas. Martin, l’orgueilleux par excellence, l’homme qui, du point de vue de son égoïsme, professe le culte de sa dignité, se voit vaincu à la fin par une indigence absolue. Afin d’obtenir les quelques shellings nécessaires pour l’empêcher de mourir de faim, il porte sa montre au mont-de-piété ; ensuite, et peu à peu, toute sa garde-robe y passe. Les premières fois, il n’ose pas sortir de chez lui ; chaque passant lui fait peur et semble l’épier ; il tremble devant les ivrognes attardés qui trébuchent au soleil levant à la sortie du cabaret. Plus tard, il s’habitue à sa honte nécessiteuse ; il ose même se montrer en plein midi sur le seuil de l’ignoble endroit où la détresse dispute un morceau de pain à l’usure ; et pourtant, lui si fier, si superbe, il ne lui a fallu, dit l’auteur, que cinq semaines pour atteindre le dernier échelon de cette échelle immense ! » Puis il continue« Vous tous, moralistes, qui parlez du bonheur et de la dignité humaine, comme de choses innées dans chaque sphère de la vie, comme d’une lumière qui éclaire chaque grain de sable sur la grande voie que Dieu nous a ouverte, voie si douce sous les roues de vos voitures, si dure pour qui la parcourt pieds nus, réfléchissez un peu lorsque vous contemplez la chute rapide de ces hommes qui, une fois pourtant, ont