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se boucha les oreilles, et, avec un cri épouvantable, se mit à courir par la campagne comme un fou. Toujours, toujours la cloche sonnait et semblait le suivre. La clarté devenait plus brillante, les hurlemens plus distincts, la chute de corps pesans ébranlait l’atmosphère, des fusées d’étincelles montaient aux étoiles ; mais plus puissante que tout, tendant plus vite vers le ciel, mille fois plus terrible encore, révélant de monstrueux secrets, parlant le langage des morts… oh ! la cloche ! la cloche !

La cloche, sonnée au milieu du tumulte par une main invisible, attire Rudge (car c’est lui, on l’a déjà deviné) vers les lieux de son crime. Il cède à une force invincible et se traîne, à moitié fou, par les sentiers du parc, comme un animal blessé qui cherche un gîte pour mourir. La voix fatale l’attire à l’endroit même où le sang a coulé, et là, lorsque les rebelles ont opéré leur retraite, il vient errer au milieu des décombres fumans qu’éclairent les pâles rayons de la lune ; mais il n’est pas seul : un autre veille près de lui. Le frère de la victime, Geoffroy Haredale, revient, lui aussi, sur la fin de la nuit, contempler les ruines de sa demeure héréditaire. La scène qui suit son retour est d’une puissance dramatique extrême. Pendant que M. Haredale examine l’extérieur de la tourelle dans laquelle est mort son frère, Rudge, qui l’a aperçu, essaie de se glisser le long d’un escalier intérieur, à moitié épargné par le feu ; mais la destinée ne dort pas. Le pied du meurtrier glisse, une pierre croule. « Qui va là ? » s’écrie M. Haredale. Une seconde pierre se détache ; — un instant encore, et l’abîme recevra l’assassin ! Un seul moyen reste, la corde qui pend près de l’escalier. Poussé par l’aveugle instinct de la vie, il la saisit et descend ainsi ; mais, au moment de toucher la terre, qu’entend-il ? La cloche ! C’est lui-même qui l’a sonnée. À ce son si familier (familier surtout à ceux qui n’ont pas oublié la mort de Reuben), M. Haredale s’élance, et, d’un bond, se trouve en face de l’assassin, qu’il terrasse avec un cri de joie sauvage, un cri de triomphe en même temps que de vengeance. « Pourquoi t’es-tu laissé saisir ? » dit plus tard à Rudge un de ses compagnons de prison. — « Parce que, répond-il, il y avait entre cet homme et moi quelqu’un qui le poussait, lui ; c’était là qu’avait coulé le sang ; je savais bien que là aussi se terminerait la chasse. » Ceci rappelle le misérable qui, dans Oliver Twist, après avoir égorgé sa maîtresse, ne peut se délivrer de l’obsession perpétuelle qu’exerce sur son esprit le souvenir du regard de l’infortunée à l’heure de sa mort. Partout ces yeux effroyables le poursuivent de leur implacable rayon. Il est sur le point d’échapper à la justice ; il sort par une lucarne donnant sur une allée déserte, et, à l’aide d’une corde, il pourra gagner la rue ; mais tout à coup : « Les yeux ! » s’écrie-t-il ; et, perdant l’équilibre, il tombe du haut du toit, littéralement foudroyé, ainsi que le dit Othello :