Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/920

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

célèbres parmi les Allemands. Dickens unit, chose fort rare, les deux genres du terrible : le fantastique et le réel. Si parfois les faits qu’il raconte sont d’une vérité à faire dresser les cheveux, il sait aussi les entourer de ce mystère qui tient de la fable, et s’adresse surtout à l’imagination. Ainsi, dans Barnaby Rudge par exemple, avec quelle admirable puissance d’exécution ce double effet de terreur se développe ! Rudge lui-même est d’une réalité absolue ; mais la cloche ! c’est là que Dickens montre une habileté et un talent merveilleux à concilier le fantastique et le réel. Rudge, le père de l’idiot Barnaby, a tué son maître, M. Reuben Haredale, il y a de cela vingt-deux ans. En lui portant le coup fatal, le meurtrier n’a pu empêcher que la main de sa victime ne saisît le cordon d’une cloche qui pendait près de son lit, et dont le son pouvait servir dans l’occasion à rallier autour du château les voisins d’une lieue à la ronde. Aux derniers gémissemens de l’homme qu’il a égorgé se mêle pour l’assassin la plainte funèbre d’une voix d’airain. Il fuit, et, pour cacher son crime, en commet un autre. Quelques mois après, on découvre dans un étang le corps d’un homme noyé, revêtu des habits de Rudge, l’intendant, lequel a disparu en même temps qu’un garçon jardinier la nuit de l’assassinat de M. Haredale. Le jardinier dès-lors porte la peine du double meurtre ; mais Rudge ne peut demeurer dans son exil volontaire. Le sang versé le poursuit, et il revient. « Aussi sûrement que l’aimant attire le fer, dit-il en parlant de sa victime, aussi sûrement cet homme mort, du fond de son tombeau, pouvait m’attirer à lui quand et comme il voulait. » Cette influence mystérieuse sera la cause de sa perte, et là où s’est commis le forfait aura lieu l’expiation.

Dans les émeutes de l’année 1779, connues sous le nom de Gordon Riots, le frère de Reuben Haredale et l’héritier de sa fortune se voit en butte, comme catholique, à la fureur d’une populace exaspérée. Les rebelles parcourent le pays par bandes, dévastant et pillant de tous les côtés. Le Warren, c’est ainsi que s’appelle la propriété de M. Haredale, est la proie des flammes. Un voyageur solitaire, enveloppé dans son manteau, se présente à la porte de l’auberge du village et demande quelques informations sur la direction prise par les insurgés. Au moment où il se prépare à sortir, le son d’une cloche d’alarme porté sur le vent du soir frappe son oreille, et une lueur vive illumine tout le pays alentour. « Ce n’était pas le rapide changement de la nuit en cette horrible clarté, ce n’étaient point les cris et les hourras lointains, ni le soudain bouleversement de la sérénité nocturne, ce n’était rien de tout cela qui foudroyait cet homme, c’était la cloche ! Ses yeux sortaient de leurs orbites, ses membres tremblaient, puis, levant un bras en l’air, il fit comme le geste de quelqu’un qui donne un coup mortel ; ensuite il