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Sans remonter jusqu’aux temps antiques, tout le monde peut répéter avec J. Chénier :

Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère,
Et depuis trois mille ans Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.


Ce qu’ont cependant reproché à Wolf les savans comme les poètes, c’est d’avoir nié l’existence d’Homère et d’avoir jeté ses cendres aux vents. Il ne vaut guère la peine de parler d’une élégie peu touchante lue à l’Institut dans les cent jours par le prince Lucien Bonaparte, et qui n’a guère de remarquable que le nom de l’auteur et la date de la composition. Un autre poète, M. de Châteaubriand, a déploré éloquemment la curiosité qui poussa Wolf à dévoiler une vérité désolante. Il semble que ce soit pour lui l’image de Saïs. Il ne veut rien perdre des aventures d’Homère. En dépit des anachronismes, il tient que la vie du père des fables a été écrite par Hérodote, père de l’histoire[1]. Choisissez vos croyances avec votre fantaisie, veillez soigneusement sur vos chimères, c’est votre droit de poète ; mais prenez garde que la vérité ne soit ici plus poétique que la fiction. N’est-ce rien en effet, si l’on veut se laisser aller à des impressions poétiques, que, dans la jeunesse du monde, la nation la plus favorisée qui fût jamais ait pris une voix pour raconter elle-même, dans un admirable langage, ses exploits et ses malheurs ? En présence de cette merveilleuse prosopopée, peut-on bien regretter l’œuvre d’un faux Hérodote, assemblage d’anecdotes puériles où tout accuse l’intention de résoudre, en avant l’air de les prévenir, des questions soulevées de tout temps sur la vie d’Homère ? La science semble être allée, cette fois, plus vite et plus loin que l’imagination. Je comprends les doutes, mais je ne puis concevoir les regrets. Il y avait autrefois deux poèmes dont les mérites, exaltés par les uns et rabaissés par les autres, n’étaient en réalité compris par personne. Aujourd’hui, devant l’Iliade et l’Odyssée agrandies, la critique se tait, l’admiration même hésite ; nous sentons qu’il y a là quelque chose placé au-dessus de notre jugement.

Après avoir dévoilé ses hardiesses, Wolf en chercha la justification dans l’histoire des poèmes homériques. Il insista particulièrement sur le travail de Pisistrate, qui, selon le témoignage précis de Pausanias, recueillit pour la première fois les poésies d’Homère éparses çà et là et uniquement confiées à la mémoire. Cicéron, les historiens Josèphe et Élien, le rhéteur Libanius[2], s’expriment dans les mêmes termes,

  1. Voyez Essai sur la littérature anglaise, t. I, p. 290.
  2. Voyez Cicéron, de Oratore, liv. III, chap. XXXIV ; Pausanias, liv. VII, ch. XXVI ; Josèphe, Traité contre Apion, liv. I, ch. II ; Élien, Variœ historioe, liv. XIII, ch. XIV ; Libanius, Panegyricus in Julianum, tom. 1, p. 170, édit. de Reiske.