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réclamèrent une part de son empire ; les successeurs d’Homère se partagèrent son héritage. Dès-lors la mémoire ne pouvait plus garder à elle seule le dépôt des connaissances humaines ; il fallut chercher un moyen de la soulager, et cependant tout ce travail des esprits eût pu long-temps encore demeurer stérile sans un de ces hasards qui sont quelquefois l’occasion de graves événemens. Au commencement du VIe siècle et avant notre ère, des communications s’établirent entre l’Égypte et la Grèce, et le papyrus fut importé dans cette contrée. On possédait enfin une substance peu coûteuse, légère et durable. On commença à rompre la mesure des vers ; l’esprit humain, selon l’expression de Plutarque, descendit de son char et marcha à pied. Tel a été l’avènement littéraire de la prose, qui seule pouvait faire sentir la nécessité de l’écriture. Sans doute la prose n’avait pas besoin d’être inventée ; elle existait de tout temps, mais on la parlait sans le savoir, on ne la regardait pas comme une expression assez élevée de la pensée humaine. Les poèmes d’Homère viennent à l’appui de ces conjectures. Nulle part il n’y est question de caractères écrits, et, dans cette vaste encyclopédie, un pareil silence est singulièrement expressif. Supposera-t-on que l’écriture, inconnue aux guerriers de l’Iliade, était cependant familière au poète, et qu’il s’est abstenu d’en parler pour rester fidèle à l’esprit des temps héroïques ? C’est là un soupçon que dément toute la poésie d’Homère. De semblables calculs ne pouvaient venir que plus tard. « Cela est bon, dit Wolf, pour les poètes de nos jours, qui n’ont pas encore renoncé à s’inspirer d’Apollon et des Muses ; ils ne se croient pas faits pour parler ni pour écrire, ils chantent. Ceux même qui ne seront lus que de l’imprimeur semblent encore s’adresser à la foule, qui se presse pour les entendre. » Ailleurs Wolf fait observer que, si Ulysse avait eu la faculté d’écrire à Pénélope, l’Odyssée eût eu sans doute quelques chants de moins. Rousseau était allé jusqu’à dire que ce poème ne serait, dans ce cas, qu’un tissu de bêtises et d’inepties.

Afin de remettre les esprits en goût de vérité et de naturel, Wolf remonte à un autre temps, où toutes les inventions nécessaires aujourd’hui à notre bien-être étaient inconnues des sages comme des pauvres d’esprit. Il dépeint l’aimable simplicité du monde naissant et cet art voisin de la nature, qui devait donner des jouissances si vives et si vraies. Il décrit la vie errante des aèdes et des rapsodes, non de ceux que Platon et Xénophon ont poursuivis de leur mépris, mais des rapsodes inspirés des Muses, qui mêlaient, comme Phémius et Démodoeus, leurs chants à ceux qu’ils récitaient, et formaient une sorte de descendance aux poètes dont ils avaient adopté la gloire. Ceux qui s’étonneraient que les rapsodes eussent pu retenir toutes les poésies homériques, et sans doute bien d’autres encore, doivent songer que les moyens inventés depuis pour soulager la mémoire ont eu