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lutte du parti des libertins contre Calvin était arrivée au dernier degré de violence. Il semble que Servet, quoique séparé de l’extérieur avec une sévérité rigoureuse, au point qu’on avait fait murer les fenêtres de sa prison[1] ; il semble, dis-je, qu’il ait entendu un écho de cet orage, quand on le voit adresser à ses juges une série de lettres où à un tableau déchirant de ses souffrances se joignent des paroles de colère et presque de rage contre son ennemi :


« Mes très-honorés seigneurs,

« Je vous supplie très-humblement que vous plaise abréger ces grandes dilations, ou me mettre hors de la criminalité. Vous voyès que Calvin est au bout de son roulle, ne sachant ce que doyt dire, et pour son plaisir me voult icy faire pourrir en la prison. Les poulx me mangent tout vif, mes chausses sont descirées et n’ay de quoy changer, ni perpoint, ni chemise, que une méchante…

« Messeigneurs, je vous avoys aussi demandé un procureur ou advocat, comme aviés permis à ma partie, laquiele n’en avoyt si à faire que moy, que je suis estrangier, ignorant les costumes de ce pays. Toutefois vous l’avez permis à luy, pas à moy, et l’avès mis hors de prison davant de cognoistre. Je vous requier que ma cause soyt mise au conseil de deux-cents aveque mes requestes ; et si j’en puis appeler là, j’en appelle, protestant de tous despans, dommages et intérès, et de poena talionis, tant contre le premier accusateur que contre Calvin, son maistre, que a prins la cause à soy.

« Faict en vos prisons de Genève, le 15 septembre 1553.

« Michel Servetus,

« En sa cause propre. »


Ne recevant ni réponse, ni soulagement, Servet redouble ces plaintes déchirantes et ces violentes récriminations :

« Très honorés seigneurs[2],

« Je suys détenu en accusation criminelle de la part de Jehan Calvin, le quiel ma faulsamant accusé, disant, que javes escript

«  Que les ames estiont mortelles. Et aussi

«  Que Jesu Christ navoyt prins de la Vierge Maria que la quatriesme partie de son corps.

« Ce sont choses horribles et exécrables. En toutes les aultres hérésies et en tous les aultres crimes, nen a poynt si grand que de faire lame mortelle. Car a tous les aultres il y a sperance de salut, et non poynt a cestui cy. Qui dict cela, ne croyt poynt qu’il y aye Dieu, ni iustice, ni résurrection, ni Jesu Christ, ni

  1. Je lis dans le procès-verbal de la séance du 31 août, pièce inédite du manuscrit de Genève :
    « Interrogué si dempuys qu’il est icy, s’il a parlé à personne, respond que non, sinon a ceux de céans qui lui ont baillé a manger. Et que mesme on luy avait cloue les fenestres. »
  2. Nous avons sous les yeux un fac-simile de cette lettre, pris par nous-même aux archives de Genève, et que nous reproduisons religieusement.