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ou mon autorité est bien peu de chose, ou il n’en sortira pas vivant[1]. »

C’est en février 1546 que Calvin écrivait ces lignes. Lors donc qu’en août 1553 Servet arriva à Genève, on peut dire que depuis sept ans le parti de Calvin était pris. Rien d’ailleurs dans la situation présente n’était fait pour l’en détourner ; la politique et la haine lui conseillaient la même conduite. Engager la lutte avec ses adversaires sur une question religieuse, c’était un véritable coup de maître. Calvin prévoyait que les libertins ne résisteraient pas au plaisir de défendre contre lui un homme qui se portait son adversaire : personnage savant d’ailleurs, célèbre, persécuté par les catholiques, et dont les doctrines reposaient sur une métaphysique trop subtile pour que des hommes étrangers à la théologie en pussent démêler aisément le vrai caractère et les conséquences. L’affaire une fois engagée, Calvin, dans le domaine de la pure théologie, se sentait fort, non-seulement de l’ignorance de ses adversaires politiques, mais de la supériorité que lui donnait sur la métaphysique obscure, raffinée, téméraire, de Michel Servet, son sens ferme et droit, son érudition exacte, son christianisme simple, logique et précis. Sûr d’avoir raison et de triompher, du même coup il en finissait avec un adversaire mortellement odieux, et il forçait ses ennemis politiques ou à rompre avec leur parti pour s’unir à lui contre un impie, ce qui jetait la division dans leur camp, ou à prendre en main la cause d’un hérétique, ce qui les déshonorait aux yeux de tous les croyans. Ainsi Calvin mettait les intérêts de sa politique et de sa haine sous la protection des intérêts sacrés de la foi[2].

D’ailleurs, il est juste de le dire, Calvin ne croyait pas qu’on pût rien faire de plus légitime et de plus utile que d’étouffer une voix hérétique, et son sentiment sur ce point était celui de tous les hommes du XVIe siècle, particulièrement des principaux réformateurs. C’est sans doute une contradiction sur laquelle on ne peut trop insister, de voir des bout des hommes qu’on eût brûlés à Rome comme hérétiques s’arroger à Genève le droit de punir de mort l’hérésie ; mais cette contradiction

  1. Bolsec, dans son pamphlet contre Calvin, avait cité, déclarant les avoir lues, les paroles suivantes d’une lettre de Calvin à Viret : « Servetus cupit huc venire, sed a me accersitus. Ego auteur nunquam committam ut fidem meam eatenus obstrictam habeat. Jam enim constitutum apud me habeo, si veniat, nunquam pati ut salvus exeat. » - Ce témoignage de Bolsec laissait des doutes, bien que Grotius l’eût confirmé (Opp., t. IV, p. 503). Toute incertitude a disparu depuis que M. Andin a découvert à la Bibliothèque nationale une lettre de Calvin à Farel, où se trouvent ces paroles, parfaitement analogues à celles que cite Bolsec : « Si mihi placeat huc se venturum recipit (Servetus). Sed nolo fidem meam interponere ; nam si venerit, modo valeat mea authoritas, vivum exire nunquam patiar. » Voyez M. Audin, Vie de Calvin, t. II, p. 324. et suiv.
  2. Ce côté de la politique de Calvin a été vivement saisi par un pénétrant écrivain, M. Géruzez (Plutarque français, article Calvin).