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et courut à la fenêtre qui donnait sur le préau pour observer ce qui allait se passer en cet endroit.

Il était alors plus de trois heures après minuit, la brise nocturne soufflait plus vive et faisait crier les girouettes ; par momens le ventail d’une croisée qu’on avait oublié de fermer battait dans la baie avec un sourd fracas, et les chiens de garde, excités par ce bruit, aboyaient avec fureur dans la grande cour. Tout était tranquille dans le préau ; la lune ne montrait plus qu’à demi son disque d’argent dans cette enceinte divisée en deux zones, l’une envahie par les ombres, l’autre vivement éclairée encore par l’astre à son déclin, de manière que, d’un côté l’ouverture des arceaux formait sur les dalles de la galerie de grands arcs lumineux, tandis que l’autre côté était couvert de ténèbres profondes.

Mlle de Saint-Elphège colla son visage pâle à la vitrière et regarda dehors en tremblant. Elle aperçut alors le marquis et ses deux acolytes qui traversaient le préau et allaient vers la tour du donjon. La Graponnière marchait en avant, la lanterne sourde à la main, et le père Cyprien suivait le vieux sire de Farnoux, en lui parlant avec des gestes supplians, comme s’il eût essayé de le convaincre et de le retenir ; mais le marquis s’avançai toujours bien qu’il ralentît le pas et semblât prêter l’oreille aux paroles du moine. Celui-ci dut le convaincre enfin, car il s’arrêta et parut hésiter : puis, se tournant tout à coup, il gagna le côté sombre du préau et demeura caché, avec sa suite dans l’angle le plus obscur de la galerie. Dès-lors ces trois personnages ne firent plus aucun mouvement, et Mlle de Saint-Elphège aurait douté de leur présence, si elle n’eût vaguement distingué à travers les ténèbres la robe blanche du moine. Pétrifiée d’étonnement. transie de frayeur, elle attendit, appuyée au croisillon de la fenêtre, le dénoûment de cette scène nocturne.

Long-temps après, l’horloge du château sonna quatre heures puis la demie, puis cinq heures. À ce moment, une porte grinça légèrement sur ses gonds, et presque aussitôt quelqu’un parut sur la galerie, du côté où la lune jetait encore ses clartés au pied des arceaux gothiques. Mlle de Saint-Elphège reconnut, cette fois encore, la haute taille, la tournure, l’habit de M. de Champguérin, et entendit de nouveau ses éperons d’argent sonner sur les dalles, mais, chose étrange ! une personne, dont elle ne pouvait distinguer les traits ni l’habillement, marchait à côté de lui dans la pénombre et semblait lui parler à voix basse, car il s’en allait lentement, le visage tourné vers elle ; il passa ainsi à quelques pas du marquis et remonta la galerie en se dirigeant vers la tour du donjon.

La vieille fille, saisie d’un étonnement inexprimable, entr’ouvrit sa