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s’agrandit ; Gérard Roussel ne peut-il nous représenter toute une génération d’élite qui a souffert des mêmes hésitations cruelles, des mêmes divisions intérieures ? Question mal débrouillée, et sur laquelle, en effet, bien peu de renseignemens nous restent ! L’histoire de la réforme, en France, c’est l’histoire des guerres civiles ; dès que le protestantisme essaie de se formuler avec vigueur, il rencontre mille obstacles, l’instinct de la France qui le repousse, les passions ultramontaines qui s’enflamment, le parti modéré des parlementaires et des politiques qui rejette à la fois et l’ultramontanisme et les doctrines de Calvin. Au milieu de tant d’intérêts qui se combattent, comment découvrir le travail silencieux et recueilli d’une ame chrétienne ? Le débat devient bientôt plus politique que religieux. Au contraire, avant l’apparition sérieuse du calvinisme, quand les considérations humaines ne se sont pas encore mêlées à la question théologique, c’est une étude féconde de chercher dans un cœur dévoué ces tourmens secrets, cette délibération de la conscience avec elle-même, ces angoisses redoutables qui durent agiter un si grand nombre d’ames. Il faut pour cela remonter avant Calvin, avant l’Institution chrétienne. Oui, j’ai toujours été avide de savoir ce qu’avaient pensé et souffert ces natures vraiment sincères dans des occasions si terribles. Qu’aurait fait le chancelier Gerson, s’il eût vécu un siècle plus tard ? à quelle cause eût-il consacré son génie ? C’est une question que je me suis faite souvent. Eh bien ! Gérard Roussel est de la famille de Gerson ; il n’a pas, je le sais, son audacieuse vigueur, il n’écrirait pas, comme le pieux chancelier, le traité de Auferibilitate Papae ; il lui ressemble pourtant par les qualités affectueuses, par la piété fervente, par les ravissemens et les espérances d’une ame pure, et sans doute il eût voté avec lui au concile de Constance. En étudiant la vie de Gérard Roussel, en lisant ses écrits, ne verrons-nous pas agir l’esprit de ces grands hommes du XVe siècle, et de celui-là surtout que l’église a appelé le docteur très chrétien ?

Lorsque Gérard Roussel quitta le diocèse de Meaux, il était plus suspect que jamais ; il fallait qu’il cherchât quelque part un refuge assuré. Marguerite n’était pas encore reine de Navarre ; il partit pour l’Alsace avec Jacques Lefèvre. Ils y rencontrèrent une réunion de théologiens pleins d’ardeur ; la réforme avait rapidement prospéré en Alsace, et les doctrines de Luther régnaient déjà à Strasbourg. L’arrivée de Lefèvre et de son compagnon devait être un événement ; mais les deux voyageurs craignaient le bruit : ils prirent de faux noms, et ne se firent connaître qu’à un petit nombre d’amis. Roussel s’appelait Totninus et Lefèvre Antonius Peregrinus. Malgré cette précaution bizarre, on sut bientôt que le vieux docteur et son disciple venaient d’arriver. L’homme qui est à ce moment le personnage le plus considérable de l’Europe entière, Érasme, en plaisante gaiement. Il écrit à Jean de Lasco, le 6 mars 1526 :, Le vieux Lefèvre s’est enfui à Strasbourg, mais il a changé de nom. Il ressemble à ce bonhomme de la comédie latine qui s’appelait Chrémes à Athènes et Stiphon à Lemnos. » Tandis que le prudent Érasme raillait ainsi, Lefèvre et Gérard Roussel continuaient de prendre au sérieux la situation si grave où les plaçaient les révolutions religieuses. On pouvait croire que leur séjour en Alsace les ferait pencher tout-à-fait du côté des novateurs. Il y a, dans une lettre de Roussel à Briçonnet, une peinture fort curieuse de Strasbourg et de son église. M. Schmidt a publié cette lettre et plusieurs autres, très importantes aussi, d’après le manuscrit autographe