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ans avait osé mesurer d’un œil ferme cette grandeur formidable, et, mettant au service d’une raison droite et élevée une profonde connaissance de l’histoire, il avait trouvé le côté vulnérable de ce colosse. L’Espagne, en effet, s’affaiblissait par sa grandeur même, ses membres démesurés appauvrissaient son corps ; la Péninsule ibérique se dépeuplait pour occuper ses immenses colonies ; Naples, la Sicile, le Milanais, demandaient des garnisons nombreuses contre le Turc et contre les populations elles-mêmes, toujours impatientes du joug étranger. L’heure était donc favorable pour attaquer et pour abattre la puissance de Philippe II ; mais cette heure passagère, il fallait se hâter de la saisir. L’auteur du mémoire démontrait avec un rare bon sens que la France devait surprendre l’Espagne sur un seul point, et que ce point était la Flandre. En effet, ces belles et riches provinces de Flandre, ouvertes à toutes les invasions, étaient aussi voisines de Paris qu’éloignées de Madrid, ce qui les rendait à la fois les plus dangereuses des possessions espagnoles et les plus faciles à attaquer. D’ailleurs, le peuple des grandes cités, Bruges, Gand, Liège, Ostende, s’agitait sous l’implacable oppression des gouverneurs espagnols ; le roi Philippe II, en lui extorquant ses privilèges, l’avait réduit à un sombre désespoir qui n’attendait qu’une étincelle pour éclater en révolution. La noblesse, épuisée par les guerres, ne pouvait ni ne voulait agir vigoureusement en faveur des Espagnols. Le Turc, qui envahissait la Hongrie, appelait vers les frontières toutes les forces de l’Autriche ; enfin les Anglais, si directement intéressés au commerce des Pays-Bas, et qui dans toute autre occasion n’auraient pas souffert que cette riche contrée où s’alimente leur industrie devint une province française, les Anglais à cette heure étaient engagés dans une guerre à outrance avec l’Espagne, et le danger qui les menaçait était assez pressant pour faire taire leur jalousie. La France devait profiter de ce rare concours de circonstances, se mettre en campagne sans retard, surtout sans hésitation. Rassemblant toutes ses forces à l’abri des places-frontières, elle pouvait s’élancer presque à l’improviste dans les plaines de Flandre, tendre la main au prince d’Orange, qui, du fond des marais de la Hollande, faisait trembler Philippe II, et, par une habile et juste politique, profiter des premiers avantages de cette irrésistible invasion pour rendre aux grandes communes flamandes tous leurs privilèges et immunités confisqués par l’Espagne. Sûre désormais de l’appui de ces vastes et riches cités, entrepôts du commerce du monde, l’armée française pouvait pénétrer au cœur du pays. Ici le jeune politique, par une sorte d’intuition de la stratégie moderne, conseillait au roi de faire agir ses troupes par masses et de frapper sur-le-champ un grand coup, au lieu d’éparpiller l’armée en détachemens autour de toutes les bicoques de la frontière, suivant l’usage général de ce temps. L’Espagnol, sans appui dans le pays et presque sans retraite, voyant la mer fermée par les Gueux et les Anglais, l’Allemagne barrée par les princes protestans, était obligé d’accepter, dans les circonstances les plus défavorables pour lui, une bataille décisive. Le roi de France, maître de la Flandre, reculait ses frontières jusqu’à la Meuse, et devenait le protecteur naturel des princes protestans de l’Allemagne, de la Hollande, de la Suède et du Danemark ; il rétablissait l’équilibre du monde compromis par l’ambition espagnole, et accomplissait l’œuvre héroïque de François Ier.

Le jeune homme qui déroulait sous les yeux du roi les plans d’une si haute