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ordonnée substitua dans la poésie didactique des Xénophane, des Parménide, des Empédocle, aux productions décousues des gnomiques, leurs prédécesseurs, tous leurs poèmes sur la nature, c’en était le titre ordinaire, ont été comme représentés par l’Épicharme du même Ennius, et après un long intervalle, que remplissent ainsi qu’ailleurs les succès du théâtre, par le de Naturâ rerum, de Lucrèce. La philosophie, une des principales inspirations de la muse latine dès le temps d’Ennius, le redevint, avec un éclat singulier, au temps de Lucrèce.

Les Romains n’ont point été proprement des philosophes, mais des amateurs en philosophie ; ils se sont plu à philosopher à l’exemple et avec les doctrines des Grecs, et cela de fort bonne heure. On se rappelle les succès obtenus dans la société romaine, au temps de Caton l’ancien, par les députés de la Grèce, députés philosophes, représentant l’ensemble de la philosophie grecque, Diogène, Critolaüs et Carnéade. On se rappelle, les décrets rendus dans l’intérêt des vieilles mœurs contre la philosophie, décrets impuissans ! 1 La philosophie, expulsée de Rome, y rentrait avec les jeunes Romains qui étaient allés achever leurs études à Athènes, avec les Grecs familiers des grandes maisons, comme était Panoetius chez Scipion Émilien, avec les livres grecs rapportés par la conquête dans le butin de Paul-Émile et de Sylla, et que de nobles Romains, comme Lucullus, livraient, dans leurs bibliothèques, à la curiosité publique, à l’étude. On s’enquérait avec ardeur des doctrines diverses débattues dans les écoles grecques ; on les agitait de nouveau dans de graves conversations ; on y cherchait, selon l’inclination des Romains, quelque chose pour la pratique. Ces entretiens que suppose Cicéron dans ses traités n’étaient pas assurément sans modèles dans la société. Alors aussi on écrivit, et beaucoup, sur les matières philosophiques ; on les traita en prose, on les traita en vers. Les vers, à cette époque d’ignorance, de curiosité, d’admiration, étaient l’instrument naturel de cette sorte d’initiation de la société romaine à la culture intellectuelle de la Grèce. De là sans doute bien des poèmes[1] d’une inspiration philosophique, que l’œuvre éclatante de Lucrèce, pour employer une de ses magnifiques expressions, a comme éteints dans sa lumière :

… omnes
Restinxit, stellas exortus uti aetherius sol[2].

Les contemporains de Lucrèce n’ont pas seulement imité ces poèmes où les plus anciens philosophes de la Grèce avaient exprimé leurs idées en vers ; ils ont reproduit concurremment ces autres poèmes, d’une

  1. Voyez Cicéron, ad Quint. Fr., II, 11.
  2. De Nat. rer. III, 1057.