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même temps qu’agriculteur ; il n’est point attaché à la glèbe, il voyage, il navigue, il distingue dans le ciel des astres qui lui donnent le signal du labourage, de la moisson, de tous les travaux des champs, ou guident son navire sur la mer ; il sait régir sa maison, vivre avec ses voisins, traiter avec les autres hommes, concitoyens ou étrangers ; il connaît surtout la grande loi du travail, les règles de la vie honnête, la reconnaissance, le respect, le culte dus aux dieux. Il apprend tout cela dans un poème complexe et confus, sans autre unité que l’intention qui l’a dicté, sans ordre bien apparent, espèce de manuel qui suffit, en quelques vers, à l’éducation complète d’un homme de l’ancien temps, qui est tout ensemble agronomique, économique, astronomique même, mais surtout moral et religieux. Les Sentences de Théognis, redisant, ce sont ses expressions[1], à de plus jeunes que lui « ce qu’il apprit, enfant, des hommes de bien, » celles de Phocylide, de Solon, celles qui portent le nom de Pythagore, ont, avec un dessein moins général, quoique bien vague encore, ces formes indécises et incohérentes, mais non sans agrément et sans grace, qui caractérisent la poésie didactique à ses débuts, les poèmes gnomiques.

Le progrès des mœurs et des idées devait conduire à des poèmes d’une autre sorte. Les connaissances se sont complétées, ordonnées, classées, séparées ; une révolution naturelle produit des compositions plus distinctes et plus régulières, substitue aux anciens recueils de préceptes des expositions de systèmes. Dans ces poèmes nouveaux, philosophiques et non plus gnomiques, le sujet, encore bien vaste, n’est plus illimité ; il embrasse, il est vrai, l’universalité des êtres, mais ramenée par les explications d’une spéculation hardie, que sa témérité ne rend que plus poétique, à l’unité. La nature, voilà le titre commun de productions en vers, en style homériques, où l’ancien rapsode Xénophane, où Parménide, Empédocle, semblent conter l’épopée de la science. On a médit, même dans l’antiquité, de cette sorte d’épopée sans autres fictions, pour l’ordinaire, que les conceptions aventureuses de l’esprit d’hypothèse et de système. On en a renvoyé les auteurs aux savans, aux philosophes, les retranchant d u nombre des poètes[2] ; on a dit que leur muse, toute prosaïque, n’avait de la poésie que le mètre, sorte de char emprunté qui lui sauvait la disgrace d’aller à pied[3]. Contre ces ingénieux mépris protestent soit la grace, soit la grandeur, véritablement poétiques, de quelques beaux fragmens de Xénophane et d’Empédocle, et plus encore, car c’est comme une réponse faite d’avance au sarcasme de Plutarque que je rappelais tout à l’heure, le magnifique

  1. Sentent., v. 27.
  2. Arist., Poet., I.
  3. Plut., de Aud. poet., III.