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— Excusez-moi, monsieur, répondit-il mais c’est impossible

— Comment impossible !

— Je n’ai jamais été à cheval et ne sais pas même de quelle main on tient la bride.

— Corbleu ! que me dites-vous là ? Un jeune gentilhomme qui a l’honneur de m’appartenir et qui serait d’âge à entrer dans les pages de sa majesté, un baron de Barjavel ne sait pas monter à cheval ! Mais que lui a-t-on appris pour lors ? Monsieur l’abbé, c’est à vous que je m’adresse.

Le pauvre abbé s’avança le dos courbé en balbutiant une excuse. Vous allez me répondre que vous ne pouvez pas enseigner vous-même l’équitation à votre élève, reprit le marquis ; mais il y a ici La Graponnière qui doit être un parfait écuyer : il fallait que mon petit neveu fît tous les jours avec lui quelques tours de manège.

— Je n’aurais, certes pas mieux demandé ! dit glorieusement La Graponnière, lequel n’avait jamais eu d’autre monture qu’un baudet du même poil que celui de Sancho Pança.

— Il n’importe, continua le marquis ; mon neveu saura toujours bien se tenir en selle pour faire une promenade. Allons, monsieur le baron, le pied à l’étrier, je vous prie.

— Je vous supplie de m’excuser, monsieur, … je ne saurais en vérité, balbutia Antonin en jetant autour de lui un regard de détresse.

— Morbleu ! fit le vieux seigneur en fronçant le sourcil et en regardant son petit-neveu d’un air qui fit trembler tout le monde. Ce fut Clémentine qui la première osa prendre la parole. — Hélas ! monsieur, dit-elle d’un ton suppliant, ne vous fâchez pas. Il est certain que mon cousin ne saurait vous obéir comment voulez-vous qu’il mette le pied à l’étrier ? il n’a point de cheval.

— C’est un fait positif ajouta respectueusement La Graponnière ; le dernier cheval des écuries de M. le marquis est mort de gras-fondu il y a cinq ans passés.

— En ce cas, j’excuse mon neveu et je lui permets d’aller à pied, dit le marquis d’un air radouci. Et saluant ses nièces, entra dans la chaise à porteurs

La cavalcade défila lentement en traversant le bourg par l’espèce de chemin tortueux bordé de masures qu’on appelait la grand rue. Le coureur du marquis, ce gros homme qui s’était reposé durant plus vingt ans allait en avant tout essoufflé, le poing sur la hanche et brandissant sa canne à pommeau d’argent. Ensuite venait la chaise, doucement portée par deux robustes manans en livrée jaune et étaient les couleurs de la maison de Farnoux. Les glaces baissées laissaient apercevoir, comme dans le fond d’une boîte doublée cramoisi, la petite figure parcheminée du marquis, encadrée dans les