Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il faut distinguer premièrement avec lui un Christ idéal et un Christ réel : le Christ réel et visible a commencé d’exister quand il est sorti du sein de Marie ; le Christ invisible et idéal n’a point eu de commencement et n’aura point de fin. Soleil du monde intelligible, premier rayon de la lumière de Dieu, il est éternel comme Dieu même. Sont-ce là deux Christ ? Non ; le Christ historique, celui qui a vécu et souffert avec les hommes, celui qui soutenu sur sa poitrine la tête bien-aimée de saint Jean, le Christ de l’Évangile en un mot., n’est autre que le Christ éternel, d’invisible et d’idéal devenu réel et visible.

On pourrait croire, au premier aperçu, que cette opinion sur Jésus-Christ ne diffère pas au fond de la doctrine orthodoxe du Verbe incarné, que Servet innove ici dans les mots beaucoup plus que dans les choses, et qu’en définitive sa distinction du Christ idéal et du Christ réel répond trait pour trait à celle qu’a établie l’église entre le fils de Dieu coéternel à son père et le fils de l’homme né dans le temps, sujet à la naissance et à la mort ; mais il s’en faut infiniment que telle soit la vraie pensée de Michel Servet. Parmi tous les dogmes enseignés par l’église, il n’en est aucun qui le choque plus fortement que la distinction de deux natures en Jésus-Christ. Là, s’il faut l’en croire, est le fatal levain d’erreur qui a corrompu toute la doctrine chrétienne ; là est la faute capitale des pères de Nicée. Le même esprit de subtilité contentieuse qui a fait distinguer en Dieu trois hypostases a porté les sophistes grecs à décomposer Jésus en deux natures. Ce n’était pas assez d’avoir déchiré l’essence divine, il fallait encore mettre en pièces l’unité du Christ. « Chimères creuses, s’écrie Servet, vains raffinemens d’analyse que tout cela ! Ouvrez l’Évangile : où est la trace de ces puériles distinctions ? Y voyez-vous deux fils de Dieu : l’un, parfait, infini, impassible ; l’autre, fini, imparfait, sujet à la tentation et à la souffrance ? Non ; un seul Christ, un seul fils de Dieu, unique et indivisible[1]. Écoutez saint Jean : Le Christ est sorti de Dieu ; écoutez Jésus lui-même : Je suis sorti de mon père. — Mon père est en moi et je suis en mon père. — Mon père et moi ne faisons qu’un. Lisez dans saint Matthieu ce touchant et sublime récit : Les disciples de Jésus hésitent sur le vrai caractère de sa personne. Est-il un prophète, comme Élie, comme Jérémie, ou quelque chose de plus grand ? Jésus se tourne vers un des plus simples, saint Pierre : Et vous, Simon Pierre, que pensez-vous de moi ? — Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant. — Voilà le cri d’une conscience naïve, d’une foi énergique et simple. Ainsi la vérité, qui se faisait sentir à des pêcheurs de Judée, a échappé aux doctes et aux philosophes ! Qu’auraient dit les apôtres, si on était venu leur apprendre que ce Jésus qu’ils venaient de voir monter au ciel n’était qu’un homme, uni d’une manière inintelligible à une hypostase

  1. Dial. De Trin. Lib. I. — Christ. Rest. Lib. II et III.