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dans les choses. Dieu, pour parler le langage de Michel Servet, qui fait ici penser à la fois à Plotin et à Spinoza, Dieu est l’unité absolue qui unifie tout, l’essence pure qui essencie tout, essentia essentians[1]. L’essence, l’unité, descendent de Dieu aux idées, et des idées à tout le reste. C’est un océan éternel d’existence dont les idées sont les courans, dont les choses sont les flots[2].

En résumé, il y a trois mondes, à la fois distincts et unis : au sommet, Dieu, absolument simple, ineffable ; au milieu, l’éternelle et invisible lumière des idées ; au bas de cette échelle infinie s’agitent les êtres. Les êtres sont contenus dans les idées, les idées sont contenues en Dieu[3], Dieu est tout, tout est Dieu[4] ; tout se lie, tout se pénètre, et la loi suprême de l’existence est l’unité universelle[5].

L’unité, l’harmonie, la consubstantialité de tous les êtres, voilà le principe qui a séduit Servet, comme il avait séduit les écoles d’Ionie et d’Élée, entraîné plus d’une fois Platon et enivré Plotin, comme il captiva depuis Sabellius et Eutychès, comme il devait égarer un jour et Bruno, et Spinoza, et Schelling, et tant d’autres grands et nobles génies. Là est l’éternelle tentation du panthéisme, l’aimant invisible par lequel il attire à soi les esprits et les ames. Ne faisons point un crime à Servet de s’être laissé gagner à ces doctrines noblement chimériques, dans un siècle surtout où la plupart des esprits en subissaient le prestige.

Les deux traits distinctifs de ce temps, l’enthousiasme et l’absence de toute critique, se trouvent réunis dans le curieux livre de la Restitution du Christianisme que Servet consacre au développement des idées panthéistes[6]. À l’en croire, la doctrine de l’unité universelle

  1. « Ibi dicitur Deus essentias essentians, ut illie iterum alias essentient. Ipse est omnis essentiae fons, fons luminis, fons vitae, pater spirituum, pater luminum. Caelestes spiritus ille essentiat ; ab eo fluunt essentiales divinitatis radii, et essentiales angeli, qui iterum ejus essentiam in res alias effundunt. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 128.)
    « lu essentia sua rerum omnium ideas continens, est veluti pars formatis omnium, peculari praesertim in nobis ratione, ob quam nos dicimur participes divinae naturae. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 130)
  2. « Non est Deus instar puncti, sed est substantiae pelagus infinitum, omnia essentians, omnia esse faciens, et omnium essentiam sustinens. » (De Trin., IV, p. 125 )
  3. Voici un passage qui résume fortement la métaphysique panthéiste de Servet : « Rerum ideme, in quibus res ipsae in esse uno consistunt, sont unum in Deo, res alias eo medio unum cum Deo esse facientes. » (De Trin., lib. IV, ad calcem.)
  4. « Ipse Deus, qui est in lapide lapis, et in ligno lignum, omnia suis ideis essentians. » (De Trin. div. Dial, I, p. 184 de Mead.)
    « Omnibus mundi rebus immixtus est ipse Deus. (Christ. Rest., p. 282.)
    « Spiritus regenitorum sunt Deo consubstantiales et coœterni. » (Christ. Rest., p. 226.)
  5. « Ex praemissis comprobatur velus illa sententia, omnia esse unmn… Parmenidis ergo et Melissi de unico principio sententia hoc modo vera erit… » (De Trin., IV, ad calcem.)
  6. C’est le livre IV, intitulé : De l’essence omniforme de Dieu et des principes des choses.