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inséparable de la nature, par là même il n’a pas de vie propre et distincte ; il ne se manifeste que dans ses œuvres et sous la condition de l’espace, du temps et du mouvement. Pris en soi, il n’est plus que l’unité absolue, l’être pur, la substance ; absolument indivisible et incompréhensible, il est l’inconnu, l’ineffable, l’infini. C’est l’Abîme des Chaldéens, l’Un de Plotin, l’En-soph des kabbalistes, et de la sorte le mysticisme et le panthéisme, divers à tant d’égards, se rencontrent dans ce principe de l’indivisibilité absolue de Dieu. Servet l’adopte, sauf des réserves de peu d’importance, et s’en sert avec une sagacité et une hardiesse extrêmes contre la doctrine chrétienne de la Trinité.

Rien, en effet, de plus diamétralement contraire à l’esprit du christianisme que le principe de l’absolue indivisibilité de Dieu. Le fond du dogme de la Trinité, c’est de reconnaître en Dieu une diversité nécessaire et une vie distincte. La Trinité chrétienne ne serait-elle que le symbole de cette grande vérité, elle mériterait à jamais les respects de tout vrai philosophe. Elle est d’ailleurs plus qu’un symbole : je veux dire qu’en organisant la doctrine de la Trinité, les fondateurs du christianisme comprirent parfaitement qu’ils élevaient une haute barrière et contre les entraînemens du panthéisme et contre les élans déréglés d’une mysticité excessive. Demandez en effet à saint Athanase le sens de la formule de Nicée : il vous dira qu’il faut reconnaître en Dieu, avant la création et le temps, une vie propre et distincte ; vie sublime, type de toute vie, idéal de la personnalité, la vie de l’intelligence et de l’amour. Supprimez l’espace, supprimez le temps, détruisez le monde, il restera Dieu tout entier, rien pas une éternité vide, une substance morte, mais un Dieu actif et fécond, une pensée éternelle, un éternel foyer d’amour et de vie. Voilà un Dieu parfaitement distinct du monde, complet en soi, se suffisant pleinement à lui-même, libre par conséquent de créer ou de ne créer pas, ne créant que par les conseils de sa sagesse et dans l’effusion de sa bonté ; voilà un Dieu qui, étant le type de la vie et de la personnalité, ne saurait inspirer le dégoût de l’existence et de l’action individuelles ; un Dieu qui nous attire, non pour absorber notre être, mais pour le féconder, en nous découvrant en lui-même le modèle de l’être véritable, dans l’action régulière et sainte, accomplie sous la loi de la raison et l’inspiration de l’amour.

L’auteur de la Restitution du Christianisme n’a pas le secret de cette philosophie profonde. Servet n’est point un sage, ni l’enfant d’un siècle de sagesse. C’est un homme d’opposition au sein d’une époque révolutionnaire. Ce qui le frappe exclusivement dans la Trinité, ce sont les côtés où se heurte la raison, surtout la raison d’un panthéiste. Aussi, faut-il le voir s’acharner contre le concile de Nicée et déclarer la guerre aux plus illustres pères de l’église, au nom de la philosophie aussi bien qu’au nom de l’Évangile.