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des soupçons incessans contre tout ce qui l’entourait, méfiance excusable, trop bien justifiée peut-être après une si triste épreuve de l’inconstance de ses sujets. Le traité conclu à Pina entre le roi d’Aragon et don Henri, surtout la clause qui prévoyait et supposait en quelque sorte la trahison de don Fadrique, n’avaient pu lui demeurer long-temps inconnus. D’un autre côté, la récente défection de l’infant don Fernand, celle de Gourez Carrillo, la rébellion de don Juan de La Cerda et d’Alvar de Guzman, lui semblaient autant de preuves d’une immense conjuration ourdie contre son autorité et sa vie même par des ennemis que ses bienfaits n’avaient pu séduire ni ses rigueurs intimider. Un instant, dans la dernière campagne d’Aragon, il avait vu réunis autour de sa bannière don Fadrique, don Tello et l’infant don Juan. On dit que dès-lors il avait conçu le projet de les faire périr tous les trois[1] ; mais le voisinage de l’armée aragonaise, et le grand nombre de vassaux dévoués que les jeunes princes menaient à leur suite, l’avaient obligé d’ajourner l’exécution de ses desseins sinistres. Cependant ces hommes qu’il abhorrait venaient de faire preuve de zèle à son service. Don Fadrique s’était signalé à l’assaut de Tarazona ; mais en présence des chevaliers de son ordre, placé entre la crainte de passer pour un lâche et la nécessité de se montrer soldat fidèle, il n’avait pu se dispenser de combattre, et sa bravoure ne paraissait qu’un calcul pour préparer sa désertion. Don Tello avait amené de puissans renforts à l’armée castillanne ; mais à son affectation de ne paraître qu’entouré de ses fidèles Biscaïens, à la défiance injurieuse qu’il ne prenait pas la peine de cacher, le roi croyait surprendre l’aveu de projets coupables, et attribuait son arrivée sur le théâtre de la guerre plutôt au désir d’épier une occasion pour le trahir qu’à un dévouement sincère pour sa personne. D’ailleurs, don Tello n’avait-il pas fait assassiner tout récemment Juan de Avendaño, émissaire secret de don Pèdre en Biscaïe ? N’avait-il pas, ainsi que don Fadrique, conseillé de rendre Tarazona au roi d’Aragon ? Comment espérer que les fils de Léonor se feraient la guerre entre eux, ou qu’ils oublieraient leur mère assassinée, leurs amis massacrés à Toro ? En un mot, que ses frères fussent animés de sentimens généreux ou entraînés par une ambition coupable, don Pèdre ne voyait en eux que des ennemis. Sa propre haine lui révélait celle qu’il devait leur inspirer.

Cependant, fidèle à ses habitudes de dissimulation, il leur cachait avec soin ses inquiétudes, et don Fadrique particulièrement semblait jouir auprès de lui de la plus haute faveur. Il avait un commandement très important sur la frontière de Murcie, et le roi lui avait laissé ses pleins pouvoirs pour la solution des difficultés pendantes entre la Castille et

  1. Ayala, p. 231.