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Servet pour crime d’hérésie, où des hommes qui s’étaient séparés de l’église au nom du libre examen et des droits sacrés de la conscience, des hommes qu’on eût immolés à Paris avec Anne Dubourg, brûlèrent vivant un théologien sincère et plein de génie pour avoir interprété la Bible dans la liberté de sa foi ?

On serait porté à croire que l’éclat de cette destinée à jamais déplorable a rejailli sur les idées de Michel Servet. Il n’en est rien. Nul système n’a été plus négligé, nul n’est resté enseveli dans de plus épaisses ténèbres. Les livres du célèbre hérésiarque sont par leur rareté un des objets favoris de la curiosité des bibliophiles ; mais il semble qu’on tienne moins au privilège de les lire qu’à celui de pouvoir faire que d’autres ne les lisent pas. On achèterait au poids de l’or une édition authentique de la Restitution du Christianisme : pourquoi cela ? Par cette unique raison qu’il n’y a, dit-on, que deux exemplaires de l’ouvrage qui aient échappé aux flammes où Calvin voulut étouffer à la fois la personne et les idées de son adversaire.

On n’ignore pas en général que Michel Servet a nié le mystère de la Trinité, on sait aussi qu’il a innové en physiologie comme en religion, et qu’il est au nombre des savans qui disputent à Harvey la glorieuse découverte de la circulation du sang ; mais quel est au juste le caractère des doctrines et du génie de ce médecin novateur, de ce théologien hérétique ? S’est-il borné, en théologie, à des négations partielles, ou bien a-t-il conçu un système dont la négation de la Trinité ne soit qu’un corollaire ? Quel est ce système ? Quelles en sont les origines, les destinées, la valeur propre ? Voilà des questions que personne, en France, n’a jamais résolues, disons plus, qu’aucun historien, aucun critique ne s’est jamais sérieusement proposées[1].

Cet oubli est injuste. Les opinions religieuses de Michel Servet ont exercé une influence considérable sur les esprits de son temps. Il y a eu des servetistes en Allemagne, en Suisse, en Italie[2]. Étroitement liée au protestantisme, qu’elle tend à dissoudre, et au socinianisme, qu’elle vient susciter, l’hérésie de Michel Servet est le lien de ces deux grandes phases du mouvement religieux du XVIe siècle.

Ce n’est pas tout : il n’y a pas seulement dans Michel Servet un grand hérésiarque ; il y a aussi un philosophe. On doit le rattacher à ce groupe de penseurs qui s’enflammèrent d’enthousiasme pour le platonisme alexandrin. Ce torrent d’idées panthéistes et mystiques qui agita sans la troubler l’ame candide de Marsile Ficin, qui égara Patrizzi et perdit

  1. S’il y avait une réserve à faire ici, elle serait due à M. Lerminier, qui, dans un très remarquable article consacré au calvinisme, rencontrant sur sa route la doctrine de Servet, en a esquissé quelques traits avec la plus rare sagacité. (Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1842.)
  2. Voyez Calvin (Déclaration pour maintenir, etc., page 6) et Bèze (Vie de Calvin).