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moyen, qui est le plus stérile, qui n’a qu’une valeur arithmétique, est celui que défend M. Thiers, dans le second est le principe de la fécondité, du progrès, de la production, du faire valoir, c’est celui qu’a justifié M. Duchâtel. Par toutes les grandes entreprises de travaux publics, l’état et le pays travaillent pour l’avenir, et il est juste que l’avenir, qui recueillera la plus grande part des bénéfices, porte aussi une part des charges. Le tout est de savoir si le gouvernement s’est tenu dans de justes proportions, s’il n’a pas trop auguré de la puissance et des ressources du pays. Ce qu’on n’a pas, nous le croyons, fait suffisamment remarquer, c’est que les entreprises de grands travaux publics, qui sont des fondations d’une richesse future, ne sont même pas entièrement improductives dans le présent. Il n’est pas juste de dire, par exemple, que le capital dépensé dans des chemins de fer soit du capital enfoui pour plusieurs années dans la terre et entièrement immobilisé. Cela n’est vrai qu’à moitié ; ainsi on oublie que ces entreprises, outre la moisson qu’elles promettent dans un temps donné, représentent aussi le travail actuel, le salaire et l’entretien d’une population nombreuse, l’emploi des bras, par conséquent l’accroissement de la consommation et une augmentation immédiate des revenus indirects. L’important est de se tenir dans de sages limites ; or, peut-on dire sérieusement que la France se soit jetée dans des entreprises extravagantes ? a-t-il, sous ce rapport, une comparaison possible entre elle et l’Angleterre ? Non, certes ; nous ne sommes pas dans cet état de fièvre où sont encore aujourd’hui nos voisins ; nous n’avons pas, comme eux, à expier des excès de spéculation et à nous mettre à la diète. Au contraire, ce qui devrait être le plus évident pour tous les esprits non prévenus, c’est précisément le caractère normal, régulier, de notre situation ; ce serait plutôt cette sollicitude un peu timide que nous avons en général pour notre constitution économique, et qui, en nous préservant heureusement des abus de crédit, nous en a quelquefois interdit le plus légitime usage.

Nous n’avons donc certainement pas dépassé les limites de nos ressources, et les alarmes de M. Thiers ne seraient justifiées que dans un cas, celui où il faudrait trouver de nouvelles ressources extraordinaires pour faire face à des événemens extraordinaires. Nous pourrions dire d’abord que la partie serait plus qu’égale avec les autres nations, puisqu’elles ont engagé encore plus que nous les ressources de l’avenir ; mais nous pouvons dire avant tout que le grand avantage d’un gouvernement pacifique et d’une politique pacifique est de rendre de plus en plus rares les chances de ces événemens extraordinaires, et c’est précisément là ce qui caractérise la politique du ministère actuel.

Pourquoi faut-il que cette discussion si calme, si élevée, si digne, qui s’est engagée entre M. Thiers et M. Duchâtel, pourquoi faut-il qu’elle n’ait été qu’une exception ? Hélas ! il faut bien le dire, nous avons assisté pendant plusieurs jours au plus triste des spectacles, à celui de la déconsidération des grands pouvoirs publics et de la décadence des débats parlementaires. Bientôt, si cela continue, nous n’aurons plus rien à envier aux chambres américaines, où l’on arrive avec des pistolets de poche, et notre chambre des députés prend de plus en plus la tournure de ressembler à cette chambre populaire d’Irlande si heureusement nommée la salle de la conciliation. L’injure et la personnalité la plus outrageante se sont installées à la tribune et y règnent en souveraines ; on gaspille et on perd, nous ne dirons pas en discussions, mais en disputes misérables, le temps que réclament les affaires du pays. Nous ne reviendrons pas sur un très triste