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lente, assez bornée. Si cette réflexion se fût présentée à la pensée de l’auteur, peut-être l’eût-elle préservé d’un esprit de système, qui dans son livre a gâté, ce me semble, d’excellentes choses ; on sait qu’une fois engagé dans une voie systématique, tout ce que vous pouvez avoir d’érudition piquante, de ressources dans l’esprit, se tourne contre vous.

M. Legris nous montre d’abord la Grèce vaincue par les armes romaines, mais l’envahissant aussitôt par son génie et sa civilisation. Marcellus et Scipion, les premiers représentans de cet esprit novateur, deviennent odieux aux Romains de la vieille roche, et leurs services sont méconnus. Remarquons en passant, pour excuser un peu ici les conservateurs, que cette civilisation grecque n’était pas celle de Sophocle ou de Platon, mais celle de la Grèce dégénérée, et qu’elle ressemblait un peu à la corruption. Aux philosophes avaient succédé les sophistes ; on conçoit que Carnéade donnât une assez mauvaise opinion de la philosophie grecque ; il ne faut pas oublier non plus que Scipion, en dépouillant la rudesse des vieux Romains, sembla avoir adopté des mœurs d’une facilité un peu équivoque, et que sa probité fut très souvent soupçonnée avec raison[1]. Il y avait donc lieu à une défiance assez légitime de la part du parti romain. Quoi qu’il en soit, le parti de l’avenir était bien celui de la Grèce. Notons cependant qu’à l’époque de Lucrèce, la civilisation grecque, en ce qu’elle avait de bon, avait conquis tout aussi bien les conservateurs que les novateurs : Caton, Cicéron, Brutus, étaient fort versés dans les lettres grecques. Seulement les chefs du parti républicain adoptèrent la plupart le stoïcisme, qui, quoique d’origine grecque, semblait créé tout exprès pour le génie romain. L’épicuréisme, au contraire, sembla dominer chez leurs adversaires et triompher définitivement sous l’empire. Horace ne se proclame-t-il pas modestement un pourceau du troupeau d’Épicure, Epicuri de grege porcum ?

Lucrèce fut, à Rome, l’introducteur de cette philosophie, qui devait renverser la vieille religion, et avec elle aussi la morale. M. Legris a beau protester en faveur d’Épicure, rappeler que ses intentions ont été méconnues et travesties ; que, s’il donnait pour principe à sa morale le plaisir, il faisait consister ce plaisir dans la pratique de la vertu ; que ce sage ne vivait en tout temps que de pain et d’eau, de fruits et de légumes qui croissaient dans son jardin : cette frugalité fait honneur à Épicure ; mais ses disciples tirèrent du principe de sa philosophie des conséquences toutes différentes, et, il faut l’avouer, tout aussi rigoureuses. — Vous ne pouvez me démontrer que j’ai tort de prendre plaisir à une chose plutôt qu’à une autre, car ce plaisir est un fait qu’il dépend absolument de moi de constater. Vous, Épicure, vous trouvez plaisir à

  1. Voir sur ce point le tome II de l’Histoire romaine de M. Michelet.