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premier, avaient toujours eu un goût très prononcé pour ce métal. Cela tenait un peu à l’éducation ; il ne manquait pas de parens utilitaires qui, pour toute maxime de morale, répétaient à leurs fils : Enrichis-toi[1]. Horace se plaint que de son temps de jeunes Romains fussent déjà de grands calculateurs, très forts sur l’intérêt de l’argent ; il oppose sur ce point, à ses compatriotes, les Grecs, nation vaniteuse, mais essentiellement artiste, plus avide de gloire que de tout le reste[2].

Cette Rome si pompeuse était un singulier mélange de luxe et de misère, d’orgueil et d’avilissement. Sur treize cent mille habitans qu’elle renfermait, deux cent mille recevaient le blé pour rien, aux frais de l’état, indépendamment des vivres que la sportule leur procurait. Au milieu de cette population si mélangée fourmillait une foule d’industries étranges ; on peut voir dans l’ouvrage de M. Dezobry de curieux détails sur le charlatanisme des petits marchands. L’industrialisme y florissait. Il y avait des gens qui affermaient les entreprises publiques : celles des pompes funèbres, des boues de Rome, des vidanges, etc. Ceux-là amassaient d’immenses fortunes, et, selon Juvénal, devenaient de gros seigneurs, fort insolens comme de raison.

Une industrie plus relevée était celle des médecins ; c’étaient en général des Grecs, gens habiles, beaux parleurs et passablement charlatans. La plupart s’ingéniaient à trouver un système original, un remède unique, qu’ils appliquaient dans tous les cas. Rome avait ses hydropathes, seulement on les divisait en deux classes : ceux qui tenaient pour l’eau chaude, et ceux qui ne guérissaient que par l’eau froide. Asclépiade était à la tête de ces derniers. Ce qui contribua le plus à son succès fut l’aplomb imperturbable avec lequel il s’engagea à être déshonoré s’il éprouvait jamais la moindre indisposition. Ce qu’il y a de bizarre, c’est qu’il tint parole, et mourut, fort vieux, d’une chute dans un escalier, sans avoir jamais été indisposé. Il est vrai que, si les médecins

  1. C’est là toute l’éducation que, dans l’admirable dialogue de Diderot, Rameau donne à son fils : « Au lieu de lui farcir la tête de belles maximes qu’il faudrait qu’il oubliât sous peine de n’être qu’un gueux, lorsque je possède un louis, ce qui n’arrive pas souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche, je le lui montre avec admiration, je lève les yeux au ciel, je baise le louis devant lui, et, pour lui faire entendre mieux encore l’importance de cette pièce sacrée, je lui bégaie de la voix, je lui désigne du doigt tout ce qu’on peut acquérir : un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit ; ensuite je mets le louis dans ma poche, je me promène avec fierté, je relève la basque de ma veste, je frappe de la main sur mon gousset, et c’est ainsi que je lui fais concevoir que c’est du louis qui est là que naît l’assurance qu’il me voit. — On ne peut rien de mieux, reprend Diderot ; mais s’il arrivait que, profondément pénétré de la valeur du louis, un jour… - Je vous entends ; il faut fermer les yeux là-dessus. Il n’y a point de principe de morale qui n’ait son inconvénient. » On voit assez quels inconvéniens résultaient à Rome de ces principes de morale et de ce genre d’éducation.
  2. Romani pueri longis rationibus assem, etc.