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l’issue de la lutte, et pour la prédire en assurance il suffisait de comparer les caractères des deux princes qui se disputaient la Castille. L’inflexibilité, la hauteur de don Pèdre, lui enlevaient chaque jour quelques-uns de ses partisans ; la souplesse de don Henri, sa libéralité naturelle ou calculée, lui en gagnaient plus que la force de ses armes. L’un, toujours méfiant, ne pardonnait pas une faute et punissait l’indifférence à l’égal de la rébellion ; l’autre, oubliant les injures, traitait les ouvriers de la dernière heure comme les compagnons dont le dévouement ne s’était jamais démenti. Don Pèdre croyait qu’en se sacrifiant pour lui on ne faisait que son devoir ; don Henri se regardait comme l’obligé de ceux qui ne l’attaquaient pas ouvertement. Mais ce qui devait tôt ou tard rallier au prétendant la majorité de la noblesse et des communes, c’est que pour acheter le pouvoir il était prêt à subir toutes les conditions, tandis que, fort de son droit, don Pèdre ne voulait rien céder en dépit de sa mauvaise fortune.

De tous les princes voisins, le roi de France était le seul qui prît une part active aux affaires de la Castille. Les rois d’Aragon et de Portugal observaient la neutralité avec plus ou moins de franchise. Le roi de Navarre, en se fortifiant dans le territoire dont il venait de s’emparer, promettait tour à tour son alliance aux deux rivaux. Quant au prince de Galles, ruiné par la dernière campagne, menacé d’une guerre avec la France, il avait cessé de tourner les yeux vers la Péninsule.

Charles V, protecteur déclaré de don Henri depuis ses derniers succès, lui faisait passer quelques subsides, et, à défaut d’une armée, allait lui envoyer l’homme dont l’expérience militaire semblait suffire à lui assurer la victoire ; j’ai déjà nommé Bertrand Du Guesclin. Prisonnier d’Édouard depuis la défaite de Najera, il avait reçu de lui les plus honorables traitemens ; mais Du Guesclin, à la tête des troupes françaises, avait fait trop de mal à l’Angleterre pour qu’on jugeât prudent de lui rendre la liberté au moment où la France menaçait la Guyenne d’une formidable invasion. Les conseillers du prince étaient unanimes pour qu’il refusât de mettre le prisonnier à rançon. Qu’importait la perte de quelques milliers de florins, lorsqu’on privait la France de son plus habile général ? A Bordeaux, où il avait été conduit, Du Guesclin fut instruit de cette résolution par les capitaines anglais eux-mêmes, parmi lesquels il comptait plus d’un admirateur et d’un ami. Il avait appris à connaître le faible du prince de Galles, et ce fut dans son orgueil qu’il l’attaqua. Un jour, Édouard, qui se plaisait à causer familièrement avec son prisonnier, lui demanda s’il se trouvait bien du séjour de Bordeaux. « Monseigneur, répondit Bertrand avec sa brusquerie affectée, il ne me fut oncques mais mieux ; et c’est droit qu’il me soit bien, car je suis le plus honoré chevalier du monde, quoique je demeure en vos prisons ; et vous savez comment et pourquoi. » Le prince