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— Et où l’aurait-il pris, bon Dieu murmura Mlle de Saint-Elphège est-ce qu’il a jamais fleuri une rose à la Roche-Farnoux ?

Vers le déclin du jour, les dames quittèrent la salle pour faire, comme de coutume, une courte promenade hors des murs du château. La baronne et Mlle de Saint-Elphège n’allaient pas au-delà d’un petit oratoire bâti au bord du chemin, et dont les degrés formaient une espèce de siège. De cet endroit, la vue embrassait presque entièrement l’horizon et parcourait à vol d’oiseau tous les alentours. Ordinairement les deux dames s’asseyaient au pied de l’oratoire, tandis que le petit baron et sa cousine se promenaient en compagnie de l’abbé Gilette sur cette masse de pierres calcinées qu’on appelait la Roche-Farnoux. Le bon abbé avait entrepris de décrire les espèces végétales qui croissaient sur ces couches calcaires, et il composait un herbier pendant ses promenades. De son côté, le petit baron travaillait à sa collection d’insectes et pourchassait toutes les variétés de sauterelles qui vivaient sur ces pentes arides, entre les tiges grêles de l’hysope et de la lavande.

Ce jour-là, les deux femmes s’arrêtèrent comme de coutume devant l’oratoire ; mais, par une sorte d’accord tacite, elles s’isolèrent autant que possible l’une de l’autre sans se séparer. La baronne tira un livre de sa poche et se mit à lire avec une attention si soutenue, que sa cousine put se considérer comme tout-à-fait seule et libre de suivre ses propres pensées. La vieille fille soupira et jeta un long regard sur le paysage. De cette place, où elle venait s’asseoir presque chaque jour depuis tant d’années, on voyait une ligne blanche s’allonger sur la croupe grisâtre de la montagne ; c’était le sentier mal tracé qu’on appelait la route du bas pays. Mille fois Mlle de Saint-Elphège s’était dit dans le fond de son âme qu’elle donnerait avec joie la moitié de sa vie pour pouvoir reprendre ce chemin, dût-elle franchir à genoux les rudes versans de la montagne. En ce moment, elle avait perdu l’espoir et presque la volonté de voir finir son exil ; inquiète, abattue, secrètement dévorée par un mal indéfinissable, par une passion jalouse mêlée d’amour et de haine, elle s’acharnait à creuser les soupçons qu’elle avait conçus, et commentait dans son esprit les incidens de la matinée. Son regard triste errait perdu à l’horizon, où se découpait nettement la silhouette noire de quelques pins courbé sur des abîmes. Après avoir réfléchi et rêvé ainsi long-temps, elle se tourna vers la baronne et lui dit en poursuivant tout haut son idée:

— Je crois, ma cousine, qu’il se trame sous nos yeux des choses contraires au bien et à la tranquillité de notre famille.

Mme de Barjavel posa son livre sur ses genoux et releva la tête sans mot dire.

— Oui, ma cousine, poursuivit Mlle de Saint-Elphège, je prévois les desseins d’un homme ambitieux qui espère rétablir quelque jour sa