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habitans du village d’apporter sur l’heure tout ce qu’il y avait chez eux de bon à manger. Le marquis haussa les épaules et reprit en regardant ses gens de travers : Mon vieux la Graponnière, je casse pour aujourd’hui mon maître-d’hôtel et te donne sa charge ; que vas-tu me faire servir?

— Mon propre souper, monseigneur, répondit hardiment La Graponnière ; mon propre souper, un lapin en sauce piquante et une salade de pois chiches, si vous daignez accepter.

— C’est parfait! s’écria le marquis ; il y a nombre d’années que je n’ai fait un repas semblable.

On mit le couvert avec les gobelets, les assiettes festonnées et les flacons au long col qui se trouvaient encore sur le dressoir. Un moment après. La Graponnière revint escorté de son valet et plaça triomphalement sur la table les mets dont un parfum caractéristique revêtait le haut goût. Un fromage de chèvre, un pain de méteil assez dur et une bouteille de gros vin complétaient le repas. Le marquis fit asseoir Mme de Saint-Elphège à sa droite et Mlle de Saint-Elphège à sa gauche La Graponnière faisant fonction de maître-d’hôtel découpa et servit le gibier ; mais les deux dames ne purent seulement toucher à ce rajout relevé avec des condimens indigènes ni aux pois chiches noyés dans des flots d’huile verte : elles durent se contenter de l’unique plat de dessert, et, pour la première fois de leur vie, elles soupèrent avec du pain et du fromage. Le marquis, au contraire, mangeait de grand appétit la sauce à l’ail, les légumes en salade, et buvait à plein verre le vin noir et capiteux que lui versait La Graponnière. Il fut toutefois des excuses à sa sœur et à sa nièce du repas qu’elles venaient de prendre, et leur cita à ce propos un des faits mémorables de sa vie : lui, étant de service auprès du roi à Fontainebleau, sa majesté alla un jour à la chasse et se trouva vers le soir, presque à jeun, bien loin dans la forêt. Il y avait aux environs quelques métairies où l’on aurait pu se procurer un repas complet, mais le roi ne mange que ce qui est achète par les officiers de sa bouche. On fit approcher le coureur de vin, lequel suivait toujours la chasse à cheval, portant comme en cas une collation enfermée dans un baudrier de drap rouge, et un flacon d’argent rempli de vin d’Espagne. Le roi avait grand’faim, il soupa avec une pomme d’api, une orange confite et une douzaine de macarons. Ce fut le premier gentilhomme de service qui lui donna la serviette et lui versa à boire pendant ce mémorable repas. Après ce récit, le marquis se leva de table et passa dans sa chambre à coucher, précédé par La Graponnière.

Mme de Saint-Elphège et sa fille gagnèrent l’appartement qu’on leur avait préparé à la hâte ; c’était celui de la grand’tante du marquis, de cette vieille demoiselle de Farnoux, qui avait vécu près de cent ans.