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— L’air y est extrêmement sain, répondit le vieillard ; je m’y porterai bien.

Les jeunes nièces du marquis s’étaient peu à peu retirées au fond du salon, et, n’osant se remettre devant leur métier a tapisserie, elles babillaient tout bas, comme pour laisser toute liberté au grave entretien qu’on venait d’aborder près de la cheminée.

Mme de Saint-Elphège s’assit à côté du marquis, et lui dit d’un air affligé qui n’était pas feint: — Mon frère, votre résolution me cause une sensible douleur, car j’en envisage toutes les suites. Nous allons vous devenir tout-à-fait étrangères. Lorsque vous viviez à Versailles, nous n’avions pas souvent, il est vrai, la satisfaction de vous rendre nos devoirs ; mais nous pouvions, en quelques heures, accourir près de vous, si vous nous aviez mandées. Maintenant vous serez à deux cents lieues de nous, et, si vous persistez à rester dans la retraite que vous avez choisie, nous ne vous verrons plus.

— Au contraire, ma sœur. répondit tranquillement le marquis, au contraire, nous pourrons nous voir chaque jour, car je viens vous proposer de venir avec moi à la Roche-Farnoux. Vous êtes veuve, vous êtes libre par conséquent, et rien ne s’oppose à ce que vous vous retiriez près de moi avec votre seconde fille.

À cette proposition inattendue, Mme de Saint-Elphège garda le silence et baissa la tête avec un geste imperceptible de refus, tandis que sa sœur murmurait consternée : — Il faudrait donc se quitter! Hélas! nous avons passé notre vie sous le même toit et élevé ensemble nos enfans. Qu’il serait cruel de nous séparer ainsi!

À cette espèce de reproche, le marquis releva les sourcils d’un air surpris, secoua sa vaste perruque et se rengorgea dans sa cravate de dentelle puis, au lieu de provoquer une réponse plus explicite, il changea brusquement de propos et se prit à discourir sur les agrémens de la saison et la beauté du temps, qui lui permettraient de faire son voyage en carrosse découvert. Après un quart d’heure de cette conversation, il se leva, et, s’affermissant à grand’peine sur ses jambes goutteuses, il dit d’un ton dégagé : — Je pars dans une huitaine de jours, et j’espère vous emmener, ma chère Adélaïde. Si Mme de Sénanges était veuve et libre comme vous, je la presserais de nous accompagner et de demeurer avec moi. En l’absence de son mari, s’il lui plaisait de nous visiter, elle serait la très bien-venue à la Roche-Farnoux. Eh! eh! qui m’aime me suive Je comblerai les personnes qui vivront autour de moi, et, à la fin… j’ai quatre-vingt mille livres de rentes que je n’’emporterai pas. Bien des gens voudraient me persuader que le vrai moyen de n’être point seul durant les dernières années de ma vie, ce serait de me remarier ; mais ce n’est qu’à la dernière extrémité que je ferais une pareille sottise. Mes sœurs, je vous baise les mains.