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du monde. Le chevalier vieillissant, avec ses airs solennels, n’est plus qu’une ruine, le monument singulier d’une vieille mode, un de ces originaux qu’il aurait fallu voir poser devant La Bruyère.

Il obtint pourtant, à cette époque, une sorte de célébrité par ses écrits ; on le trouve assez souvent cité par Bouhours, par Daniel, par Bayle, par ceux qui, étant un peu de province ou de collège et arriérés par rapport au beau monde, le croyaient un modèle du dernier goût. Il eut ce que j’appelle un succès de Hollande, lui à qui les manières de Hollande déplaisaient tant. Chez nous, Mme  de Sévigné l’a écrasé d’un mot, pour avoir osé critiquer Voiture : « Corbinelli, dit-elle[1], abandonne le chevalier de Méré et son chien de style, et la ridicule critique qu’il fait, en collet monté, d’un esprit libre, badin et charmant comme Voiture : tant pis pour ceux qui ne l’entendent pas ! » Ceci demande quelque explication et touche à un point très fin de notre littérature. J’ai dit que M. de Méré était bon surtout à nous initier près des autres, et j’en profite jusqu’au bout.

Dans une lettre à Saint-Pavin, le chevalier, en lui envoyant des remarques sur la Justesse dans lesquelles Voiture est critiqué, lui avait dit :

« Je ne sais si vous trouverez bon que j’observe des fautes contre la justesse en cet auteur. Je pense aussi que je n’en eusse rien dit sans Mme la marquise de Sablé qui ne croit pas que jamais homme ait approché de l’éloquence de Voiture, et surtout dans la justesse qu’il avoit à s’expliquer. Et combien de fois ai-je entendu dire à cette dame : Mon Dieu ! qu’il avoit l’esprit juste ! qu’il pensoit juste !

  1. Lettre du 21 novembre 1679. — Mais, à propos de Mme de Sévigné et de ses rigueurs, je m’aperçois que j’ai omis de dire, sur la foi des meilleurs biographes modernes, que le chevalier de Méré en avait été autrefois amoureux ; c’est que je n’en crois rien, et je soupçonne qu’il y a eu ici quelque méprise. Ménage, dans l’Epître délicatoire de ses Observations sur la Langue françoise, disait à M. de Méré : « Je vous prie de vous souvenir que, lorsque nous fesions notre cour ensemble à une dame de grande qualité et de grand mérite, quelque passion que j’eusse pour cette illustre personne, je souffrois volontiers qu’elle vous aimât plus que moi, parce que je vous aimais aussi plus que moi-même, » C’est sur cette seule phrase que porte la supposition ; on n’a pas mis en doute qu’il ne fût question de Mme de Sévigné, comme si Ménage ne connaissait pas d’autres grandes dames à qui il eut l’honneur de faire sa cour avec passion (style du temps). Il dit positivement ailleurs : « Ce fut moi qui introduisis le chevalier de Méré chez Mme de Lesdiguières. Il la vit jusqu’à sa mort, et, après elle, il passa à Mme la maréchale de Clérembaut. » (Menagiana, tome II.) Je crois tout à fait que c’est de cette duchesse, déjà morte, qu’il s’agit dans la phrase précédente. Mme de Lesdiguières, en effet, aima bientôt le chevalier plus que le bon pédant Ménage qu’il n’eut pas de peine à supplanter, et celui-ci, qui n’aurait pas si galamment proclamé sa défaite auprès de Mme de Sévigné, en prenait très bien son parti pour ce qui était de la duchesse ; car ici il n’y avait pas moyen de se faire illusion, et la préférence était plus claire que le jour. Notez que le nom de Mme de Sévigné ne revient jamais sous la plume du chevalier, qui ne se fait pas faute de citer à tout moment les dames de ses pensées. Je soumets ces observations à la critique attentive des deux excellens biographes, MM. de Monmerqué et Walckenaer, qui ont dés long-temps comme la haute main sur ce beau domaine de notre histoire littéraire.