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des artistes, devait les entraîner dans une voie déplorable. Les castrats se montrèrent bientôt d’une insolence insupportable ; ils forçaient les plus grands compositeurs à subir leurs caprices. Ils changeaient tout, ils transformaient tout au gré de leur vanité. Ici ils voulaient un air, là un duo, écrits dans certaines conditions, avec tel ou tel autre accompagnement. Ils étaient les rois et les tyrans des théâtres, des directeurs et des compositeurs. Voilà pourquoi on trouve dans les œuvres les plus sérieuses des plus grands maîtres du XVIIIe siècle de longues et froides vocalises exigées par les castrats pour faire briller la bravera et la souplesse de leur gosier. « Je te prie de chanter ma musique et non la tienne, » dit un jour le vieux et redoutable Guglielmi à un virtuose insolent, en le menaçant d’un coup d’épée. C’est qu’en effet la musique vocale et tout le système lyrique italien du XVIIIe siècle étaient bien plus l’œuvre des virtuoses que celle des compositeurs.

Lorsque l’accroissement des forces de l’orchestre et la variété des effets de l’instrumentation, lorsque surtout l’influence de la littérature française et les graves préoccupations qui vinrent assaillir l’esprit humain dans les dernières années du XVIIIe siècle eurent fait éprouver le besoin de voir au théâtre une action plus sérieuse, des morceaux d’ensemble plus développés et une orchestration plus puissante, alors tout le monde comprit que le temps était arrivé d’agrandir le cadre et de renouveler les formes de la musique dramatique. Cette révolution, qui était prévue et désirée par tous les bons esprits de l’Italie, le père Martini, l’abbé Conti, Eximeneo, Planelli, fut accomplie par Gluck. Mozart suivit ses traces et fit jouer à l’orchestre un rôle plus important encore. Enfin Rossini, en rajeunissant, au commencement de ce siècle, l’orchestre de Mozart, et en retrempant, pour ainsi dire, la mélodie italienne dans les sources amères de la passion moderne, édifia une œuvre admirable, où l’art de chanter se transforme et s’encadre dans un tableau plus compliqué, sans porter atteinte aux belles traditions du XVIIIe siècle. Ici s’ouvre dans l’histoire de cet art une nouvelle et brillante période, qui aujourd’hui même, malgré les empiétemens de l’instrumentation, est encore loin, nous l’espérons, de toucher à son terme.

Dans l’opéra italien, agrandi par le génie de Rossini, qui le fit ainsi participer aux progrès de l’esprit humain et à ceux de l’art musical, le chanteur, tout en conservant toujours le rôle important, dut cependant se soumettre à des exigences inconnues jusqu’alors et se conformer aux lois d’une vérité dramatique plus sérieuse. L’expression du sentiment par la mélodie vocale fut complétée par les accompagnemens plus variés de l’orchestre, qui, en intervenant d’une manière active dans la peinture de la passion, laissa moins de liberté à la fantaisie du virtuose. Le chanteur fut alors obligé de respecter davantage la pensée du maître, de se conformer au plan du morceau qu’il était chargé d’exécuter, de laisser au rhythme son intégrité, de le suivre dans ses ondulations, de faire manœuvrer la voix humaine au milieu d’une grande conflagration harmonique et par-dessus une sonorité puissante. Les succès obtenus par les grands artistes du XVIIIe siècle avaient néanmoins trop bien démontré l’importance du chant considéré comme élément essentiel du drame lyrique pour que la révolution opérée par Rossini, en agrandissant le rôle de l’orchestre, compromît la fraîcheur et la flexibilité de l’organe vocal. La mélodie, mise en évidence et accompagnée sobrement, ne cessait pas de flotter limpide et lumineuse ; elle laissait