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Les annales du chant italien, dont Mlle Alboni fait revivre les traditions avec tant d’éclat devant le public parisien, se rattachent par un lien étroit, nous espérons le prouver, aux annales mêmes de l’art musical.

Les premiers bégaiemens de l’art de chanter commencent avec la musique moderne. Il en suit les mouvemens et en partage les destinées. A mesure que l’échelle des sons perceptibles à notre oreille s’agrandit et s’allonge, progression qui forme le caractère essentiel et l’histoire même de la musique européenne depuis le IVe siècle de notre ère, la voix humaine s’efforce aussi d’étendre la sphère de son action et d’élever son diapason, et alors l’art de la diriger et de la moduler se complique et devient plus difficile, car plus il y a de degrés à parcourir, et plus il faut d’habileté pour les lier ensemble, les polir et composer ainsi un tout mélodique. Il en est de notre organe auditif comme de l’œil, dont l’éducation perfectionne la sensibilité, et qui parvient à la longue à discerner et à goûter des nuances qu’il n’apercevait pas au premier abord. La relation de l’oreille avec notre organe vocal est même si intime, que la délicatesse de l’une influe toujours sur la flexibilité de l’autre.

Le plain-chant ecclésiastique, formé des débris de la musique grecque, dont on fut obligé de simplifier le système pour l’accommoder aux besoins et à l’inexpérience des fidèles, cet assemblage d’antiques mélopées sans rhythme, sans modulation et sans tonalité précise, dont l’altération donna le jour à un art nouveau, comme les langues modernes naquirent de la corruption de la syntaxe la fine et de l’instinct suprême des peuples, le plain-chant n’exigeait pas de ceux qui l’interprétaient une bien grande habileté vocale. La connaissance des signes et des tons, le respect de la prosodie latine, dont les lois réglaient seules la valeur relative des notes, voilà toute la science nécessaire à un clerc musicien, à un chantre ou cantor des huit premiers siècles de notre ère. Comment d’un système si contraire en apparence à toute innovation musicale l’esprit humain s’est-il élevé à la création du chant moderne ? Il ne faut, pour résoudre ce problème, que se rappeler combien il est difficile de comprimer l’essor de la fantaisie, combien il est difficile aussi à l’homme d’exprimer la pensée d’un autre sans y mêler le souffle de sa propre spontanéité. Ennuyé de l’uniformité et de la lenteur monotone de la psalmodie grégorienne, le chanteur chercha à la varier par de légères vocalises ou broderies de son invention, qu’il plaçait ordinairement sur la note finale du ton. Ces caprices mélodiques inventés par l’instinct du chanteur le plus habile durent entraîner l’oreille hors des limites de la tonalité indécise du plain-chant et lui donner le pressentiment de combinaisons nouvelles et de plaisirs ignorés. Lorsque le rhythme naquit peu à peu du contact des langues modernes avec la mélodie populaire, et qu’il se dégagea lentement de la chanson naïve comme un souffle du sentiment et un écho de la vie, il ne tarda pas à faire irruption aussi dans le chant ecclésiastique, et l’influence du rhythme, jointe aux fioritures et aux mille caprices que se permettaient les chanteurs, finit par altérer le caractère du plain-chant et par le rendre presque méconnaissable. Tous les théoriciens du temps, observateurs jaloux, comme toujours, des règles établies, s’élèvent contre ce désordre, dont ils étaient loin de soupçonner l’importance, puisque c’était le chaos précurseur d’une grande révolution de l’art, l’avènement de la musique mesurée, qui s’émancipait du joug de la prosodie latine.