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mon gré, la plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection, c’est d’observer si elle sied bien à toute sorte d’égards ; et rien ne me paroit de si mauvaise grace que d’être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises ; mais nous ne leur devons que de l’apparence : il faut les en payer et se bien garder de les approuver dans son cœur[1], de peur d’offenser la raison universelle qui les condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu’une erreur en attire beaucoup d’autres. Sur ce principe qu’on doit souhaiter d’être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l’esprit, les richesses et la vertu même, tout cela n’est à désirer que pour se rendre la vie agréable[2]. Il est à remarquer qu’on ne voit rien de pur et de sincère, qu’il y a du bien et du mal en toutes les choses de la vie, qu’il faut les prendre et les dispenser à notre usage, que le bonheur de l’un seroit souvent le malheur de l’autre, et que la vertu fuit l’excès comme le défaut. Peut-être qu’Aristide et Socrate n’étoient que trop vertueux, et qu’Alcibiade et Phédon ne l’étoient pas assez ; mais je ne sais si, pour vivre content et comme un honnête homme du monde, il ne vaudroit pas mieux être Alcibiade et Phédon qu’Aristide ou Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une seule suffit pour être à plaindre ; et ce sont les plaisirs de l’esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme les douleurs de l’un et de l’autre la font trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n’a jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l’esprit, autant que j’en puis juger, c’est la véritable gloire et les bulles connoissances, et je prends garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s’attachent beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l’esprit ne s’y mêlent. Le plus sensible est celui de l’amour ; mais il passe bien vite si l’esprit n’est de la partie. Et comme les plaisirs de l’esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l’esprit. Je vois, de plus, que ce qui sert d’un côté nuit d’un autre ; que le plaisir fait souvent naître la douleur, comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre conduite. — Je l’écoutois doucement quand on nous vint interrompre, et j’étois presque d’accord de tout ce qu’il disoit. Si vous me voulez croire, madame, vous goûterez les raisons d’un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas la dupe de la fausse honnêteté. »

Dans ce curieux discours, qui semble renouvelé d’Aristippe ou d’Horace, on a pu relever au passage bon nombre de pensées toutes faites pour courir en maximes ; on a dû sentir aussi par instans quelques-unes des idées familières au chevalier, qui se sont glissées comme par mégarde dans sa rédaction, mais tout aussitôt le pur et vrai La Rochefoucauld

  1. On retrouve tout-à-fait ici cette pensée de derrière dont a parlé Pascal.
  2. Je rétablis cette phrase telle qu’elle est dans l’édition de 1682 ; elle a été corrigée maladroitement dans la réimpression de Hollande.