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ce partage résolu du royaume de Castille, n’étaient point de vaines bravades ; don Pèdre le savait trop bien. Aux yeux du vulgaire, il semblait à l’apogée de sa puissance ; mais lui-même se sentait mortellement atteint au milieu de ses victoires, et c’est en vain qu’il essayait de dérober le secret de sa faiblesse à ses adversaires. Un sourd mécontentement agitait tout son royaume et présageait une catastrophe prochaine. Il ne pouvait plus frapper, car ses sujets n’avaient pas une seule tête pour qu’il l’abattît. Pourtant il ne voyait autour de lui que des esclaves dociles ; mais l’obéissance inaccoutumée de ces riches-hommes ; naguère si turbulens, était un symptôme qui redoublait ses inquiétudes. Il ne se faisait point illusion sur la haine que lui portaient ses peuples, fatigués de la guerre et indignés de son despotisme. Comment eût-il osé engager le combat contre une armée dont un tiers se composait de bannis castillans, parens, amis, compatriotes de ses riches-hommes dont la loyauté lui était si suspecte ! La défection, l’hésitation seule d’un corps de troupes aurait suffi pour entraîner sa ruine. C’était ainsi que la bataille d’Araviana avait été perdue, et il se voyait entouré de gens qui eussent regardé une défaite comme le signal de leur délivrance. Don Pèdre avait encore un autre motif pour temporiser. Il attendait sa flotte, sur laquelle il comptait plus que sur son armée de terre, car la plupart de ses vaisseaux étaient commandés par des étrangers dont il se croyait sûr. Enfin cette guerre de sièges qu’il faisait lui offrait de grands avantages. Ses troupes vivaient aux dépens de l’ennemi, dont elles ravageaient le territoire ; chaque ville, chaque château qui tombait en son pouvoir lui donnait le moyen de satisfaire quelques-uns de ses nobles avides ; le butin facile retenait le soldat dans le devoir. Telles étaient, à mon avis, les considérations qui l’engageaient à traîner la guerre en longueur. Toutefois il se gardait bien de les avouer ; il se plaignit même de n’avoir pu obliger le roi d’Aragon d’en venir à une bataille décisive. « Il fait la guerre en Almogavare[1], » disait-il. On appelait ainsi une milice irrégulière, composée surtout de Catalans, marcheurs infatigables, aussi habiles à surprendre l’ennemi qu’à se dérober à sa poursuite. Bien que les Almogavares eussent battu en Morée les barons de France et leurs hommes d’armes, la gloire de leurs exploits ne faisait point oublier qu’ils étaient des paysans sauvages, et leur nom était presque une injure pour des chevaliers, même aragonais, qui se piquaient

  1. Ce nom, d’origine arabe, vient, dit-on, de leur coiffure, qui consistait en un camail de fer couvrant la tête et les épaules. C’était une armure introduite par les arabes en Espagne. On la voit dans une des peintures de l’Alhambra. Les armes offensives des Almogavages consistaient en plusieurs javelots et une hache d’une forme particulière. Jamais ils ne couchaient dans une maison et supportaient la faim et la soif avec une étonnante persévérance. Leur cri de guerre était hierro despierta ! fer, réveille-toi ! Voir la chronique de Muntaner et l’expédition des Catalans en Morée par Moncada.