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en d’autres termes, celui où il croirait n’avoir aucun danger à courir[1].

Je ne dois point oublier les précautions minutieuses et fort étranges, concertées entre les deux rois pour assurer l’accomplissement exact de toutes ces conventions. Elles montrent le point de raffinement où était arrivée la politique au XIVe siècle. On pense bien que des hommes qui connaissaient leurs nombreux parjures ne se fiaient point à des sermens prononcés devant les autels. Il leur fallait des gages réels et solides contre leur mauvaise foi. On stipula d’abord que les places offertes par Pierre IV en garantie des subsides promis seraient remises à un chevalier aragonais, nommé Pierre Alaman, et désigné par le roi de Navarre, et que ce chevalier commencerait par se dénaturer, c’est-à-dire se reconnaîtrait le vassal de Charles et lui prêterait serment. Ce changement de nationalité avait pour but d’exonérer le gouverneur dépositaire d’une place de l’obéissance due à son seigneur naturel. Le Navarrais demanda encore que Bernal de Cabrera, dont il se défiait, souscrivit le traité et se rendit garant de sa loyale exécution, enfin qu’à cet effet ; il se fit son homme-lige et vînt résider dans ses états. À ce soin de multiplier leurs cautions, les deux rois montraient le peu de confiance qu’ils avaient en leurs propres sermens ; ils avouaient que la parole de leurs chevaliers valait mieux que la leur. Un point important et difficile, c’était de cacher toutes ces transactions à don Pèdre, même pour peu de temps ; surtout la remise des places et l’échange des otages pouvaient les trahir. Pierre IV consentait bien à livrer son ministre, mais il demandait en retour l’infant Louis de Navarre. On convint que le prince se laisserait surprendre et serait fait prisonnier par don Henri, qui le garderait pour le compte de l’Aragonais[2].

Les deux rois étaient d’accord, mais, quand il fallut faire part de ces conventions à Bernal de Cabrera, on rencontra l’opposition la plus opiniâtre. Le rusé ministre n’eut pas de peine à deviner l’influence du comte de Trastamare dans toutes ces intrigues. Il comprit que le bâtard ne voulait l’éloigner de la cour d’Aragon que pour y dominer seul et peut-être pour le perdre lui-même. Long-temps il refusa de changer de nationalité. Vaincu par les instances et les promesses de Pierre IV, il céda enfin, quoiqu’à regret, et prêta le serment d’hommage au roi de Navarre, mais avec cette restriction qu’on ne pourrait exiger de lui rien de contraire au service du roi d’Aragon ou du duc de Gerone son fils. Quant à confier sa personne au Navarrais, son nouveau suzerain, il était trop prudent pour y consentir, et trouva sans cesse quelque prétexte pour demeurer en Aragon.

  1. Zurita, t. II, p. 321.
  2. Id., ibid.